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sembla qu’il pâlissait sous son masque bleu[1]. Un sentiment de discrétion nous fit reculer; mais il tendit vers nous le bras, et ses lèvres tremblantes prononcèrent, à n’en pas douter, les formules de l’anathème; puis tout à coup, se dressant avec une vigueur que nous étions loin de soupçonner en lui, il courut vers une case placée à vingt pas de l’autel, criant tapu ! et brandissant sa gaule blanche contre deux de nos camarades. Avec cette manie d’investigation toute naturelle en semblable pays, ceux-ci s’étaient introduits dans une case marquée des signes du tapu, qui sont deux baguettes ornées d’une banderole et placées contre la porte. Là ils avaient trouvé une douzaine de bières couchées côte à côte : elles étaient formées de deux troncs d’arbres creux dont les cavités, superposées et hermétiquement jointes par des amarrages, recelaient chacune un cadavre. Ces bières étaient polies, luisantes, arrondies aux extrémités. Du côté de la tête, deux issues s’ouvraient, laissant passer les pointes de la chevelure du mort tordue en cornes, suivant la mode du pays. Contre une cloison étaient appendues des chevelures et des mâchoires. Bien des fois depuis, en l’absence du tahua, nous avons visité cette case, et, n’y trouvant jamais que des momies et des perruques, nous n’avons pu nous rendre compte de l’importance qu’on attachait à la garde de ce reliquaire nukahivien; mais le jour dont je parle, il était prudent de ne pas ajouter à l’exaspération du prêtre, qui, je dois le dire, accepta pourtant une rasade de namou (eau-de-vie) offerte par l’un des délinquans.

C’est dans la rade de Taiohaë, on s’en souvient, que le rendez-vous était donné aux vaisseaux de l’escadre. Le premier navire qui nous rallia fut la corvette la Triomphante, portant une compagnie de soldats et d’ouvriers d’artillerie de marine. Une demi-section de cette compagnie, sous les ordres du lieutenant Rohr, débarqua le soir même dans la baie d’Akapehi, où des matelots campaient déjà depuis quatre jours. Dès lors les premiers travaux, qui consistaient à ouvrir une tranchée autour du camp et à niveler le mont Tuhiva pour y construire un fort, furent poussés à outrance par la troupe d’occupation, que renforçaient des corvées nombreuses de la frégate la Reine-Blanche. Au milieu du mois, nous vîmes arriver le Jules-César, navire de commerce expédié de Valparaiso avec un chargement de vivres destinés aux établissemens. Les corvettes la Boussole et l’Embuscade suivirent de près, conduisant deux compagnies d’infanterie de marine et des ouvriers de diverses professions. On débarqua la moitié de ce personnel et l’autre fut dirigée sur Tahuata, où la Triomphante avait déjà porté une demi-section d’ar-

  1. La tête de l’homme est tapu.