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dispersaient les senteurs du rivage et les sons vagues des comumus lointains. Couchés sur la dunette, la face au ciel, nous demandions comme d’habitude un premier sommeil à la fraîcheur de la nuit, quand nous fûmes réveillés par une singulière fantasmagorie. Le pont et la mâture du navire étaient éclairés de reflets ardens. Trente pirogues environ, portant chacune à son extrémité une énorme torche flamboyante, sillonnaient la rade. Dans chacune d’elles, un canaque avivait le feu des brasiers, qui lançaient au vent des aigrettes pétillantes et laissaient pleuvoir des charbons dans leur sillage enflammé. Ces hommes, qui passaient en silence, mi-partie rouges ou noirs, suivant les caprices de la lumière, les cheveux tordus en cornes de chaque côté du crâne, offraient le type exact des démons tels que nous les représentent les peintures naïves et les descriptions des légendes populaires. L’objet de leur procession nocturne n’était pourtant rien moins qu’infernal : il consistait à conduire, avec l’aide des flambeaux, le poisson vers certaines criques du rivage pour en faciliter ainsi la capture.

Le lendemain, de fort bonne heure, un de nos canots conduisit à bord Te-Moana, principal chef de Taiohaë. C’était un jeune homme de vingt ans environ. Non-seulement Te-Moana n’appartenait pas à cette élégante minorité de la race polynésienne aux traits délicats, efféminés, à la physionomie à la fois altière, intelligente et douce; mais on eût dit que l’Afrique avait timbré de son cachet trivial la face du chef nukahivien. Vêtu d’un costume dont les pièces disparates semblaient sortir, celle-ci du sac d’un matelot baleinier, celle-là du vestiaire rebuté d’un officier anglais, les pieds nus, les cheveux incultes, le poil rare, on l’eût pris aux Antilles pour un mulâtre déserteur de l’armée de Soulouque. Vers l’âge de dix ans, Te-Moana, endoctriné par des méthodistes anglo-saxons, avait abandonné le culte de ses pères. Cette conquête, poursuivie par les missionnaires dans une pensée de propagande religieuse, n’eut pas les résultats qu’on en espérait. Les tribus de Taiohaë, loin de suivre l’exemple du chef, manifestèrent leur aversion pour le renégat, de telle sorte que Te-Moana, forcé d’opter entre son peuple et sa nouvelle croyance, dut abandonner l’île et se réfugier à Rarotonga, siège de la mission. Son absence dura plusieurs années. Ses directeurs spirituels en profitèrent pour le conduire en Europe. Pendant la traversée, on l’avait promu aux hautes fonctions d’aide-cuisinier; rendu au port, on le montra pour 2 pence. Te-Moana revint au pays natal aussi inculte qu’auparavant. De son contact avec la civilisation, il ne rapportait qu’un vice, l’ivrognerie, et une idée juste, c’est qu’à Nukahiva on mange quand on a faim, tandis qu’à Londres, pour manger il faut de l’argent. Hormis cela, c’est tout au plus s’il garda