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puis se produisirent au milieu des matelots, se faisant un voile illusoire d’une mince bande d’étoffe ou d’une poignée d’herbe. Effarouchées néanmoins, elles gagnèrent la dunette, où, bientôt remises de leur étonnement, rassurées par l’accueil cordial qu’elles recevaient, joyeuses de se voir prodiguer des bagatelles comme du biscuit, du tabac, des bagues et des colliers de verre, elles jetèrent au vent leur rire frais et sonore, et se mirent à caqueter avec une volubilité enfantine. Puis, comme si elles eussent voulu célébrer par des chants notre libéralité, elles entonnèrent sur un rhythme assez vif un comumu accompagné du claquement de mains ordinaire. Les hommes eux-mêmes y prirent part. Le bras gauche soudé au corps et le poignet venant couvrir la clavicule droite, de façon à ménager un creux entre l’angle du bras et le sein, ils frappaient à coups redoublés de leur main ouverte ce creux, qui détonait en mesure sous le choc intelligent. Une sorte d’ivresse folle parut même un instant s’être emparée des choristes, qui se prirent à pousser des grognemens bizarres, des clameurs enrouées, gutturales, nasillardes, inouïes jusqu’à ce jour et impossibles à des larynx civilisés. Elles accompagnaient ces cris hétéroclites en faisant voler en mesure leurs mains tournantes, tantôt de droite à gauche, tantôt de gauche à droite. Soudain, au milieu de l’effervescence croissante de l’exécution, quelques paroles adressées par un des canaques aux chanteuses firent brusquement expirer le chœur farouche et bestial auquel nous commencions à prendre un vif intérêt. Après avoir accueilli par des murmures l’injonction de ce trouble-fête, les femmes finirent par se soumettre, et n’osèrent, malgré nos instances, reprendre le chant interrompu. J’ignore à quel scrupule le canaque venait d’obéir, mais j’appris qu’il avait arrêté dans ses préludes le fameux comumu Puaca (chant du porc), la plus étrange et la plus fougueuse conception musicale des Nukahiviens. Malgré tout, cette gaieté expansive différait assez nettement de l’attitude froide et morne des gens de Tahuata pour nous faire bien augurer de relations commencées sous d’aussi folâtres auspices.

Le soir venu, il fallut se séparer. Invités à se jeter à l’eau pour regagner la côte, nos nouveaux amis ne se firent pas prier. Le bruit de plongeons successifs retentit bientôt le long du bord, et, semblable à un troupeau de phoques, nous vîmes la bande joyeuse gagner de conserve le rivage, nous jetant encore de loin des adieux bruyans. Peu d’heures après, la houle berçait mollement notre frégate redevenue silencieuse. L’obscurité nivelait les parois du vaste entonnoir dont nous occupions le centre, et dont les bords supérieurs détachaient seuls leur silhouette vigoureusement accidentée sur le ciel chargé d’étoiles. Des souffles d’air, passant de temps à autre,