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pas possible. — Le grand mal! dira peut-être aussi la foule. — Mais comprenez donc que je veux que l’individu ait son prix et son rang dans ce monde, afin que les peuples ne soient pas une foule, mais une cité libre et intelligente, odi profanum vulgus et arceo. — Vous aurez beau faire, continue-t-on; dans la condition actuelle de l’Europe, avec la ressemblance chaque jour plus grande des mœurs et des habitudes, avec la rapide circulation des chemins de fer, l’Europe tend chaque jour davantage à l’unité, et les petits états deviennent chaque jour plus impossibles. — Nous tendons à l’unité morale, oui, et j’en suis heureux, car l’unité morale de l’Europe est une cause et un moyen de paix; mais pourquoi tendrions-nous à l’unité politique? Où en est le besoin? Est-ce que la frontière interrompt le rail du chemin de fer? Il y a beaucoup de choses qui ne comportent pas de limites, les chemins de fer, les télégraphes, la poste, les monnaies, les poids et mesures. Mettez l’uniformité là où elle est bonne, là où les choses l’appellent. Ne la mettez point ailleurs. Si l’on écoutait les partisans fanatiques de l’uniformité, on décréterait pour l’Europe une seule loi, un seul culte, une seule langue : ce serait l’anéantissement de toute liberté, de toute conscience, de toute littérature. La diversité des langues et des institutions a créé les nations, c’est-à-dire a fait vivre l’humanité en l’individualisant. L’homme et les nations ne vivent que depuis le jour où ils ont quitté la tour de Babel, emportant chacun leur langue et leur destinée. Babel était l’humanité en bloc; le jour où nous reviendrons à Babel, sacrifiant chacun pour y rentrer le moi de sa patrie, de sa loi, de sa foi, de sa langue, ce jour-là c’en sera fait de l’humanité.

Non-seulement l’humanité comporte des différences et les réclame ; les nationalités, qui sont les différences vitales de l’humanité, comportent et réclament aussi leurs différences et leurs nuances. Il y a des nationalités qui tendent à l’unité : telle est la nationalité française. Il y en a d’autres qui tendent seulement à l’indépendance, sans avoir besoin d’aller jusqu’à l’unité : telle est la nationalité suisse; telle est celle des Pays-Bas belges et hollandais; telle est encore celle de l’Allemagne. Quand la nationalité allemande a revendiqué son indépendance en 1813, elle a été invincible. Quand elle a voulu arriver jusqu’à l’unité politique en 1848, elle a échoué contre les diversités qu’elle contient. 1813 lui a révélé ce qu’elle a de commun, 1848 ce qu’elle a de divers. On peut croire que la nationalité italienne tend plus aussi à l’indépendance qu’à l’unité, et qu’elle n’a pas besoin de s’uniformiser pour s’affranchir.

Philippe V, en demandant au congrès de Cambrai, en 1724, la restauration des duchés de Mantoue et de la Mirandole, défendait l’indépendance de l’Italie sans viser à l’unité : il se conformait au génie