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action. Aussi nous est-il possible d’analyser rapidement l’Avocat Richard. On pouvait, avec la donnée de ce roman, composer une belle thèse sur les vocations et sur l’influence de l’éducation : en se défendant de toute considération générale, M. Leclercq l’a construite entièrement avec des faits. Un brave tapissier de Charleroi, dont la femme est modiste, prend la résolution de faire un avocat de son fils Armand, encore au berceau. La vocation aidant, et aussi les conseils de M. Philibert Sureaux, un savant de l’endroit, renommé pour sa prose architecturale, entre la bavette et le rabat l’enfant devient un petit prodige et le pédant le plus insupportable. C’est plaisir de voir comme il parle bien et longtemps, et comme sa mémoire est heureuse, et comme enfin, sauf M. Philibert Sureaux, à qui la gloire en revient, personne ne comprend rien aux éloquentes tirades du jeune orateur. Démosthène ou Cicéron, ce n’en est pas moins en attendant un égoïste et l’esprit le plus faux du monde. L’engouement dont il se voit l’objet, les sottes louanges dont on l’enivre ne réussissent qu’à lui enlever toute jeunesse et tout sentiment. Tant de bon sens et tant de philosophie se trouvent bientôt gênés dans la petite ville de Charleroi ; mais à Bruxelles, où le jeune aigle dirige son vol, des ennuis de tout genre viennent l’assaillir. Le doute pénètre en lui avec les idées nouvelles, et il ne sait que leur opposer ; les auteurs classiques n’y peuvent rien, pas plus que les argumens trop souvent ressassés du pauvre Philibert Sureaux. Bref, le grand homme est bien près de devenir idiot. Quel miracle transforme cet hébété ? Sur quel chemin de Damas rencontre-t-il enfin la lumière ? — Un soir, on voit notre homme se glisser furtivement dans un théâtre….. Quel mélodrame belge va-t-il donc siffler au parterre pour quinze sous ? Ah ! il s’agit bien de sifflets ! Donnez-lui plutôt des mains, encore des mains, pour applaudir… quoi ? une actrice dont il s’est amouraché peut-être ? Non, la pièce elle-même, et cette pièce, ce n’est ni Hermione et ses fureurs, ni Auguste et sa clémence, ni Alceste et ses franchises. Ce n’est même ni George Dandin ni Pourceaugnac, encore moins une comédie réaliste, c’est un inepte vaudeville où Jocrisse joue le principal rôle. Ni Cicéron, ni Démosthène n’avaient pu déterminer la vocation de cette grande âme : la gloire en était réservée à M. Clairville. Mirabeau se fait Scapin, et Armand Richard devient acteur comique. Et dans cette même ville de Charleroi, qui vit naître tant d’espérances, tant de grandeurs, tant de brillantes promesses, il revient débiter ce même rôle de Jocrisse, qui l’a entraîné, séduit, fasciné….. Voilà ce qu’une fausse éducation a fait de l’avocat Richard !

Il y a dans ce récit beaucoup de figures secondaires que j’ai omises, mais qui sont toutes soigneusement étudiées par l’auteur. Nous en avons fait la remarque déjà : l’Avocat Richard pêche par l’abondance des caractères. Les qualités qu’on y trouve sont surtout de la finesse et de l’aisance, du véritable comique et une certaine sobriété. Néanmoins, en dehors de sa donnée, le roman plaide à chaque instant pour sa thèse libérale belge, non sans fatigue pour le lecteur. Ce défaut est moins sensible ici que chez M. Hymans, mais il faut en conclure qu’il est particulier aux écrivains belges, et certes ce n’est point un petit inconvénient que celui qui consiste, dans une œuvre littéraire, à vouloir toujours prouver quelque chose et à rappeler sans cesse