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par les défiances, les hésitations, les rivalités qu’il entraîne, maintient en permanence le meurtre, la trahison, et noie la société qui s’y livre dans un torrent de sang. — La royauté fut, en second lieu, la conséquence d’un droit personnel et comme une extension de la propriété. La souveraineté du peuple fondait les vieilles républiques et les vieux despotismes. Dans ce nouvel ordre politique, il n’est plus question d’une telle souveraineté. Le moyen âge (j’excepte les scolastiques péripatéticiens, qui copiaient Aristote sans s’inquiéter de la constitution réelle des états de leur temps) n’a aucune idée de la nation envisagée comme source du pouvoir. Le roi est propriétaire de sa couronne, et si on la lui retire sans juste motif, on le blesse dans son droit. — En troisième lieu, la royauté se trouve liée par des chartes ou obligations librement consenties, à l’exécution desquelles on peut forcer le roi par la guerre, par le refus de l’impôt et du service militaire. — En quatrième lieu enfin, elle est fort limitée : le roi s’occupe de bien moins de choses que le despote ancien; sa cour a peu d’importance; il n’a qu’un faible budget; il laisse librement exister autour de lui de vraies républiques, église, universités, ordres religieux, villes, corporations de toute espèce. Tous sont armés contre lui de privilèges et de coutumes auxquels le souverain n’ose porter atteinte. L’honnête Charles V mourut la conscience troublée pour avoir levé des impôts non consentis par les états et entretenu des armées permanentes. L’évidente nécessité des temps ne suffit pas pour le rassurer sur la légitimité de ces actes, que tout le moyen âge regardait comme attentatoires aux principes du droit chrétien.

Une conséquence non moins importante de la transformation de l’Europe par les races qu’on est convenu d’appeler barbares fut sa division en un certain nombre d’états follement constitués, et dont les rivalités ont fait avorter tous les rêves de monarchie universelle. M. Gervinus a comparé avec beaucoup de raison la constitution de l’Europe chrétienne à ce damier de petits états que nous présente la Grèce antique, et dans le sein duquel ne purent jamais se former que des hégémonies passagères. L’uniformité, c’est le despotisme, et réciproquement le despotisme complet et durable n’est possible qu’avec la monarchie universelle, la république chrétienne en effet ne pouvant souffrir qu’un de ses membres déroge complètement aux lois de l’ensemble. La division de l’Europe est ainsi devenue la garantie de sa liberté : c’est cette division qui a rendu possibles la réforme, la philosophie, la liberté de penser; c’est elle qui brisera toutes les tyrannies à la façon antique, et préservera le monde moderne de l’inévitable ruine réservée aux sociétés qui n’ont plus de contre-poids.