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gent du roi mit la main sur un chevalier de ma bataille. Je m’en allai plaindre au roi et lui dis que, s’il ne m’en faisoit droit, je laisserois son service, puisque ses sergens battoient les chevaliers. Il me fit faire droit, et le droit fut tel, selon les usages du pays, que le sergent vint en ma herberge des chaux et en braies, une épée toute nue en sa main, et s’agenouilla devant le chevalier, et lui dit: « Sire, je vous amende de ce que je mis la main sur vous, et vous ai apporté cette épée pour que vous me coupiez le poing, s’il vous plaît. » Et je priai le chevalier qu’il lui pardonnât son mal talent, et ainsi fit-il. » Conçoit-on un des généraux de Constantin ou de Théodose écrivant à l’empereur que, pour quelques mécontentemens personnels, il avait résolu d’abandonner le service de l’état?

Je ne veux pas méconnaître la part que le christianisme a eue dans cette révolution par les progrès qu’il a fait faire à la moralité générale et par le sentiment de respect pour la dignité de l’homme que tous ses dogmes respirent. On ne saurait dire pourtant que la liberté politique soit son œuvre; il semble plutôt que par momens il y a nui. Formé en opposition avec l’idolâtrie de l’état, qui était la base de l’empire, il représente bien, durant trois siècles, la protestation de la conscience contre le joug officiel; mais pas un moment, dans la lutte héroïque qu’il soutint, on ne voit poindre une idée politique. A partir du IVe siècle, époque de son intime alliance avec le despotisme romain, il montre une préférence marquée pour les pouvoirs absolus, quand ceux-ci consentent à se faire persécuteurs à son profit. Durant la première époque de l’invasion germanique, et même sous Charlemagne, l’action du clergé, civilisatrice en un sens, corruptrice en un autre, s’exerce tout entière en faveur des idées romaines : ce sont les évêques qui donnent aux chefs germains des idées de souveraineté auxquelles ceux-ci ne songeaient pas. La papauté, à partir de Grégoire VII, rendit, il est vrai, des services à la liberté en empêchant la formation de souverainetés laïques trop puissantes; mais elle agissait elle-même au nom d’un principe de centralisation universelle qui, dans son ordre, était fort tyrannique, et qui le fût devenu bien plus encore, s’il eût été donné aux pontifes romains de se faire les vrais chefs de la chrétienté et de réaliser l’espèce de khalifat chrétien auquel ils aspiraient.

On aperçoit sans peine la nature particulière de la royauté qui devait sortir de ce chaos fécond. Elle devait être, elle fut en effet, en premier lieu, strictement héréditaire. La loi de succession en Orient et dans l’empire romain ne fut jamais rigoureusement définie. Grâce au culte presque superstitieux de l’hérédité, la civilisation moderne fut préservée de ce régime d’aventures qui, une ou deux fois, a donné au monde des momens de bonheur, mais qui,