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M. Fortune. Le correspondant du Times a vu plus rapidement, mais il a eu sous les yeux les mêmes tableaux, et quelques traits lui suffisent pour reproduire avec exactitude un paysage dont le botaniste nous a déjà fait connaître le sentiment et la couleur. La campagne, couverte de mûriers et de plants de riz, est coupée en tous sens par des cours d’eau naturels ou par des canaux sur lesquels circulent sans cesse une immense quantité de jonques, et que les procédés les plus ingénieux emploient à l’arrosement du sol. À chaque instant, on voit des moulins installés sur les rives pour faire monter l’eau dans les champs ; femmes et enfans tournent la roue pendant que les hommes dirigent cette inondation artificielle, qui procure de si abondantes récoltes. Dans les villes, les canaux sont bordés par de beaux quais en granit et traversés par de nombreux ponts, dont le style hardi excite l’admiration des voyageurs. Toutes ces villes d’ailleurs se ressemblent. À Kia-hing, ville de troisième ordre, comme à Kea-shing, ville de premier ordre, c’est la même disposition, le même aspect, la même architecture. Chaque maison se compose d’un rez-de-chaussée et d’un grenier, surmonté d’un toit à longues tuiles, qui descend très bas, et vers l’extrémité se relève par une légère courbe. Dans les quartiers commerçans, le rez-de-chaussée est occupé par la boutique, dont les grandes enseignes, peintes en rouge et en noir, accrochées de haut en bas perpendiculairement à la maison, produisent de loin, par leur assemblage, l’effet le plus original. Parfois, au milieu même de la ville, s’étendent des champs assez vastes, et l’on se croirait presque en pleine campagne, si bientôt les lignes de maisons ne reparaissaient, se projetant à perte de vue dans les rues étroites, encombrées de foule. Çà et là des cimetiènes, puis des pagodes, puis des monumens, le plus souvent de grandes portes en granit, qui rappellent un événement historique ou un souvenir pieux. Tous ces tableaux sont vivans et animés, et cependant le théâtre de la guerre civile est proche. Nous ne sommes pas loin des districts où dominent les rebelles. La navigation sur le grand canal est en partie interrompue ; les jonques impériales qui transportent le riz nécessaire à la consommation de Pékin et des provinces du nord ne peuvent plus faire leur voyage annuel : elles demeurent immobiles le long des bords du canal ; la plupart même sont démolies et coulent bas d’eau. Un perpétuel contraste d’activité et de ruine, de prospérité et de décadence, de vie et de mort, voilà, selon M. Cooke, la Chine d’aujourd’hui ! « Pendant que j’écris cette page de mon journal, dit-il, je viens de traverser environ cinq milles de belles plaines ; les deux rives sont protégées, comme les quais de Paris, par des remparts de granit et longées par un chemin de halage pavé en dalles, qui franchit sur des ponts de pierre les nom-