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pondant ; elle rend compte des obstacles, elle révèle les points délicats, elle développe les argumens qui parfois ne sauraient trouver place dans une dépêche diplomatique, mais qui fournissent la meilleure explication des faits accomplis. Cette lettre n’aura pas les honneurs du blue-book, elle ne figurera point dans le dossier communiqué au parlement ; on ne la mentionnera même pas dans le cours des débats, car il paraîtrait malséant d’opposer à un noble lord ou à un honorable de la chambre des communes les élucubrations d’un journaliste : cependant elle sera présente à tous les esprits, et peut-être elle décidera le vote. Quant aux opérations militaires, on a vu, par les rapports de Crimée, comment elles sont racontées dans les bulletins qui émanent de l’état-major-général d’une armée anglaise. Quelques alinéas numérotés, enfilés les uns à la suite des autres comme les grains d’un chapelet, relatant, en style froid et sec, les principaux incidens du combat et citant à la fin trois ou quatre noms d’officiers-généraux ou d’aides-de-camp qui, selon la belle expression de Nelson, ont fait leur devoir, cela suffit pour un bulletin. Or la nation ne se contente pas de cette littérature ; il lui faut des détails, des descriptions, des émotions. L’armée elle-même, l’armée qui a combattu, ne se reconnaît pour ainsi dire pas dans le procès-verbal officiel. Où retrouver la physionomie générale et les multiples péripéties de l’action, les épisodes individuels, les traits d’héroïsme, en un mot le récit d’une journée qui marquera dans la vie de chaque soldat ? C’est l’affaire du correspondant. Ce rapporteur officieux n’est pas condamné à la sobriété traditionnelle du bulletin militaire ; il n’est point retenu au rivage par les chaînes des convenances hiérarchiques et des préjugés : il peut se permettre de ne pas mentionner en première ligne le nom d’un général ou celui d’un lord, de citer à l’ordre de la nation le nom le plus obscur et de faire à chacun sa part légitime de gloire.

Que l’on se souvienne des lettres adressées au Times par son correspondant de Crimée, M. Russell, qui récemment encore continuait dans l’Inde, à la suite de lord Clyde, sa mission d’historiographe, ou plutôt d’historien militaire. Ces lettres sont demeurées le modèle du genre. Avec quel empressement elles ont été accueillies en Angleterre ! avec quel orgueil elles étaient lues au bivouac, sous Sébastopol, par les acteurs et les témoins des événemens qu’elles racontent ! Je ne sais ce que sont devenus les rapports de lord Raglan, je doute que l’histoire les consulte autrement que pour vérifier authentiquement les dates ; mais je suis certain que dans plus d’une famille on conserve précieusement, comme une médaille de Crimée, les fragmens de cette correspondance qui relatent, avec le style noblement passionné de la vérité et de la justice, l’action d’éclat d’un officier subalterne, d’un sergent, d’un soldat, c’est-à--