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qu’ici tout le monde est contre elle et pour M. Le Prince, qu’il y est invincible, et qu’il est de toute nécessité de traiter avec lui. Or M. Le Prince ne veut faire sa paix particulière qu’avec la paix générale, que l’Espagne désire aussi. Donc vous pouvez, si vous le voulez, rendre un service immense à toute l’Europe, à la France, à la reine et à M. Le Prince. » Et là-dessus il lui promettait des merveilles. Cette négociation dura une partie du mois de janvier. Le père Berthod la traînait habilement en longueur, lorsqu’un matin il reçut la visite d’un des principaux de l’Ormée, lequel lui dit : « Mon père, je vous viens avertir comme ancien ami que M. Le prince de Conti vous donnera un passeport pour quitter Bordeaux, si vous vous roidissez à ne pas vous mettre de notre parti, afin qu’on voie qu’il tient les paroles qu’il a données; mais aussi je vous assure que, dans le moment où vous serez prêt à vous embarquer, vous serez saisi par une vingtaine d’ormistes qui se moqueront de votre passeport, et qui vous massacreront comme ils ont fait le pauvre M. Thibault[1]. Ainsi prenez vos mesures là-dessus, et ne me découvrez pas, car je vous donne cet avis comme à une personne que j’aime depuis longtemps. »

Le père Berthod ne se le fit pas dire deux fois, et prit en effet ses mesures pour quitter promptement Bordeaux. Il y parvint à travers bien des aventures, et alla se réfugier à Blaye. A la nouvelle de cette évasion, le prince de Conti et Lenet virent qu’ils avaient été joués par le bon cordelier. On mit à prix sa tête; son portrait fut vendu et affiché par les rues de la ville pour servir de signalement. Les ormistes, soupçonnant un conseiller du parlement qui était encore à Bordeaux d’entretenir une correspondance avec le père, allèrent, selon leur usage, piller la maison de ce conseiller, et ils l’eussent assassiné, s’il ne se fût sauvé par-dessus les toits dans le couvent des jacobins. Le père Berthod resta caché à Blaye jusqu’au 11 février. Il se rendit alors à Paris pour expliquer ce qu’il avait vu, ce qu’il avait fait, et pour soumettre à la reine et à Mazarin un nouveau plan dicté par une sage politique et un grand esprit de conciliation. Mazarin l’agréa. Le père Berthod était de retour à Blaye dans les premiers jours de mars. Il renoua les intelligences qu’il avait dans Bordeaux, osa même y entrer plus d’une fois déguisé, y vit ses amis, et régla avec eux les divers moyens à prendre pour secouer le joug des princes et la tyrannie de l’Ormée.

Après la fuite du père Berthod, sur la fin du mois de janvier, le père Ithier, pour ne pas devenir suspect, s’était plaint hautement

  1. Mémoires, p. 384. Ce « pauvre M. Thibault » est une victime obscure de la guerre civile à Bordeaux, dont ne parlent ni le père Berthod ni Devienne, ni Lenet ni la Gazette.