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ment attachés à la royauté blâmèrent hautement une pareille démarche. L’Ormée victorieuse se déchaîna contre eux, et en chassa plusieurs de la ville. La plupart appartenaient à cette petite fronde qui d’abord avait été la plus grande force de Condé. Celui-ci, consulté par Lenet, approuva tout ce qu’on faisait. Il jouait de loin cette dernière partie sans illusion, sans colère, mais aussi sans pitié, avec ses habitudes militaires; il n’hésita donc pas à sacrifier ses anciens amis, devenus ses ennemis du moment. « Les personnes qu’on a chassées de Bordeaux, écrit-il à Lenet le 26 décembre 1652[1], doivent être considérées comme irréconciliables, tellement qu’il ne faut pas avoir égard aux services qu’ils m’ont rendus autrefois. Cette réflexion me feroit perdre Bordeaux, et je le veux conserver, à quelque prix que ce soit, comme je vous l’ai toujours mandé. » Il va plus loin le 28 décembre. «Il ne faut pas, dit-il, que vous fassiez à Bordeaux comme nous avons fait à Paris, où nous commencions beaucoup de choses et n’en finissions jamais aucune, mais que vous poussiez toutes les choses à bout, afin de vous rendre les maîtres de Bordeaux, que vous en chassiez tous les malintentionnés, et que vous empêchiez le retour de ceux qui déjà ont été chassés. »

Mais comme en même temps il n’agit que par nécessité et non par passion, qu’il nourrit l’espérance de rentrer un jour triomphant dans Bordeaux, et qu’alors il se propose bien de mettre à la raison l’Ormée, de rétablir le parlement, et de s’appuyer sur les honnêtes gens, il ne veut pas se brouiller d’avance avec eux, et s’il pousse Lenet aux violences qu’il croit nécessaires, il le prie de n’y point mêler son nom et d’en laisser toute la responsabilité à son frère et à sa sœur, qu’il saura bien d’ailleurs mettre à l’abri de toutes les récriminations : précaution étrange qui peint à merveille l’homme de guerre, recourant sans scrupule à tous les moyens pour se défendre dans une position désespérée, et l’homme de gouvernement, ami de l’ordre et des gens de bien, recherchant leur concours et décidé à les soutenir quand le temps sera venu. Laissons-le s’expliquer lui-même. « Comme, la paix se faisant, je voudrois nécessairement que les conseillers fussent rétablis dans leurs charges et le parlement dans son autorité, je serai bien aise que les violences que l’on doit faire envers le corps du parlement et les particuliers qui le composent puissent être attribuées à M. Le prince de Conti ou à Mme de Longueville, et qu’il n’y paroisse pour cela aucun ordre de moi, afin qu’un jour il y ait plus de facilité à oublier les aigreurs passées. — Je vous prie de faire que mon nom ne paraisse point dans toutes ces choses-Là, afin que je les puisse raccommoder avec

  1. Lenet, p. 593.