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son travail, et pendant qu’il appelait Urbino pour la rallumer, il sortit de l’atelier en disant : «Ah! je suis si vieux que la mort me tire souvent par l’habit pour que j’aille avec elle! Mon corps tombera quelque jour comme cette lanterne, et ma vie s’éteindra comme elle. » Une autre fois, Vasari lui écrit que son neveu Leonardo vient d’avoir un fils qui perpétuera le nom des Buonarotti. Michel-Ange lui répond :


« Giorgio, mon cher ami, j’ai pris un très grand plaisir à lire votre lettre, ayant vu que vous vous souveniez du pauvre vieillard; vous avez assisté à la fête qu’on a donnée pour la naissance d’un nouveau Buonarotti. Je vous remercie de ces détails autant qu’il est en mon pouvoir; mais une telle pompe me déplaît, parce que l’homme ne doit pas rire lorsque tout le monde pleure. Il me semble que Leonardo ne devait pas faire tant de réjouissances pour un enfant qui vient de naître. On doit conserver cette allégresse pour la mort de celui qui a bien vécu. »


Vers 1556, un coup des plus cruels vint le frapper. Son fidèle Urbino mourut. Il l’avait avec lui depuis le siège de Florence. C’était plus qu’un serviteur, c’était un ami de tous les jours et de tous les instans. C’est à lui qu’il avait fait un jour cette brusque question : « Si je venais à mourir, que ferais-tu? — Je serais obligé de servir un autre maître. — mon pauvre Urbino, je veux t’empêcher d’être malheureux, » et il lui donna à l’instant 2,000 écus. « Il l’aima, dit Vasari, jusqu’à le servir pendant sa maladie et à le garder la nuit. » Ayant appris la perte qu’il venait de faire, Vasari, alors à Florence, lui écrivit pour le consoler, et il reçut cette touchante réponse :


«Messer Giorgio, mon cher ami, j’écrirai mal; cependant il faut que je vous dise quelque chose en réponse à votre lettre. Vous savez comment Urbino est mort; ç’a été pour moi une très grande faveur de Dieu, et un chagrin bien cruel. Je dis que ce fut une faveur de Dieu, parce qu’Urbino, après avoir été le soutien de ma vie, m’a appris non-seulement à mourir sans regrets, mais même à désirer la mort. Je l’ai gardé vingt-six ans avec moi, et je l’ai toujours trouvé parfait et fidèle. Je l’avais enrichi, je le regardais comme le bâton et l’appui de ma vieillesse, et il m’échappe en ne me laissant que l’espérance de le revoir dans le paradis. J’ai un gage de son bonheur dans la manière dont il est mort. Il ne regrettait pas la vie, il s’affligeait seulement en pensant qu’il me laissait, accablé de maux, au milieu de ce monde trompeur et méchant. Il est vrai que la majeure partie de moi-même l’a déjà suivi, et tout ce qui me reste n’est plus que misères et que peines. Je me recommande à vous. »


Vasari le pressait de plus en plus d’abandonner les constructions de Saint-Pierre et de venir le rejoindre à Florence. Il lui répondit qu’il était arrivé à la fin de sa carrière, « qu’il n’avait plus aucune idée qui ne lut empreinte de la mort. » Et dans sa lettre, parmi d’autres sonnets, se trouvait celui-ci :


« Porté sur une barque fragile au milieu d’une mer orageuse, j’arrive sur