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commença son livre des Mariages de Paris, mais l’originalité du livre est beaucoup plutôt dans le titre que dans les histoires qu’il contient. Non, il n’a pas inventé un monde particulier, mais en revanche il a réinventé une forme littéraire toute française, un genre tout national et trop négligé, le récit. Il y a longtemps que nos auteurs à la mode avaient abandonné ce genre, dans lequel notre nation a excellé, et qui est la forme la mieux adaptée à notre caractère et à notre esprit. Nous réussissons mal dans le roman analytique à la manière anglaise ; nous n’avons ni la patiente attention du lecteur anglais pour les lenteurs et les minuties de ses romanciers, ni le dédain de l’écrivain anglais pour la méthode et l’unité. Nous voulons courir à un but, en négligeant tous les accidens de la route ; nous voulons que les personnages vivent devant nous, s’expliquent eux-mêmes par leurs actions plutôt que par les commentaires de l’auteur. Un écrivain français s’embarrasse facilement dans le personnel innombrable d’acteurs et dans l’interminable forêt d’épisodes où se complaît l’écrivain anglais. Les deux chefs-d’œuvre du roman français, Gil Blas et Manon Lescaut, quoiqu’en apparence étrangers l’un à l’autre, révèlent également bien l’inaptitude de l’esprit français à l’analyse psychologique, cette impatience qui le rend impropre à l’observation lente et répétée, cette ardeur à courir au but sans rien donner à la flânerie, si je puis m’exprimer de la sorte. Manon Lescaut est un récit où les personnages s’expliquent eux-mêmes par leurs actions, sa,na que l’auteur prenne une fois la parole pour rendre compte de leur conduite et en exposer les mobiles. Quant à Gil Blas, qui est bien cependant un roman de mœurs véritable, l’observation morale y revêt une forme que n’a jamais connue l’analyse anglaise. Les différens chapitres de Gil Blas ne sont pas, à proprement parler, les différentes parties d’un même tout ; chacun de ces chapitres est complet en lui-même et forme un tout distinct. Ce sont comme les paragraphes dramatisés d’un La Bruyère populaire. Lesage prend une observation isolée, lui donne un nom propre, l’exprime rapidement par un mot caractéristique, et passe outre. Si le roman est un genre anglais, le récit en revanche est un genre essentiellement d’origine française, et il faut reconnaître que l’esprit peu rêveur et l’éducation classique de M. About le préparaient admirablement à ce genre. Il lui manque certaines qualités pour y réussir complètement, la familiarité, la bonhomie par exemple. Il est toujours net, il n’est pas toujours simple.

J’ai dit que M. About n’avait pas découvert une veine d’observation particulière ; mais il a un mérite qui rachète en partie ce défaut. S’il ne voit guère que les surfaces des choses, il est capable