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et d’un bahut vulgaire en bois vermoulu, ou d’un coffre grossier que l’on croirait uniquement destiné à contenir le linge sale de la ménagère, il fait sortir les richesses que son âme d’artiste, éprise des belles choses, a rêvées ou convoitées, bracelets et colliers, pierres précieuses, chatoyantes étoffes de soie, tous les trésors de Golconde et toutes les perles d’Ophir. Dans ses plus grandes excentricités, Rembrandt reste toujours familier ; il démocratise pour ainsi dire tous les sujets qu’il touche, et fait tenir toutes les poésies et toutes les grandeurs de la terre dans la pauvre demeure d’un plébéien. À la peinture hollandaise succéda, comme seconde expression de la manière de vivre protestante, le roman, épopée prosaïque de la vie ordinaire, invention originale de la littérature anglaise moderne. Là les personnages de la peinture hollandaise se mirent à parler et à raconter eux-mêmes ce qu’ils étaient et ce qu’ils pensaient, ce qu’ils regrettaient et ce qu’ils espéraient, les soins et les soucis qu’il leur avait fallu prendre pour prospérer en ce monde, le caractère de leurs femmes, et combien ils avaient d’enfans. Les squires expliquèrent de leur mieux leurs opinions jacobites obstinées, les ministres leurs opinions sur le mariage, les aventuriers leurs expériences de grandes routes. Le même sentiment qui inspire la peinture hollandaise se retrouva dans le roman anglais, l’honnêteté sympathique, cordiale, joyeuse, heureuse de vivre, pleine d’estime pour elle-même. Ainsi la sympathie pour les humbles conditions de la vie, le respect de l’honnêteté, que nous recommande M. Elliott, et qui font le principe de la littérature réaliste, sont d’origine chrétienne et protestante, et ne peuvent avoir toute leur force et toute leur fécondité qu’avec le christianisme protestant.

Ce sentiment chrétien protestant qui inspirait à leur insu les peintres de la Hollande et les anciens romanciers anglais est le même qui inspire M. Elliott et qui lui a dicté sa théorie réaliste. M. Elliott sympathise avec la réalité vulgaire parce qu’il est chrétien et protestant, et aussi parce qu’il est Anglais, car cette question du réalisme en littérature est beaucoup une affaire de race. Tous les peuples n’aiment pas et ne comprennent pas également bien la réalité. Le Français, par exemple, n’a jamais eu aucun goût pour la vérité positive, aucun respect pour sa vie de tous les jours et ses habitudes ordinaires. Jamais il ne s’est avisé de chercher la poésie autour de lui, dans les instrumens du rude travail qui lui est imposé, dans la pratique de son métier, dans les petites vicissitudes de sa vie domestique. Pour lui, le travail est une tâche, le métier une entrave, la vie domestique un devoir social. Dominé par le désir et l’imagination comme tous les peuples du midi, il vit plutôt dans le passé et dans l’avenir que dans le présent,