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de tout le monde, ou même parce qu’il dédaignera de se déclarer et qu’il se recouvrira d’un voile d’apparente indifférence. Je le sais, la plupart des grandes œuvres d’art et de poésie, à l’exception peut-être de Shakspeare, dont le cœur déborde de tendresse et de pitié pour l’humanité entière, ne témoignent pas en général d’une sympathie directe pour les hommes. Il y a un certain mépris, je ne veux pas le nier, dans cet oubli de toutes les conditions ordinaires de la vie, dans cette recherche enflammée de la perfection et de la beauté qu’aucun de nos semblables ne peut nous offrir, et en ce sens on peut dire qu’une certaine misanthropie est le principe des grandes œuvres d’art et de poésie. Cependant tous ces mots, dédain, misanthropie, mépris, n’ont qu’un sens relatif qui ne doit pas nous abuser. Qu’importe que l’artiste ne s’intéresse pas aux formes grimaçantes, vulgaires, ridicules, que revêtent les sentimens des pauvres gens qui l’entourent, pourvu qu’il s’intéresse à l’essence même de ces sentimens ? S’il se détourne de ces formes inférieures, c’est qu’il les trouve inadéquates aux sentimens qu’elles ont la prétention de représenter, c’est qu’il a une trop profonde et trop intime connaissance de ces sentimens, de sorte qu’on peut dire, sans crainte de se tromper, que l’artiste ou le poète manque de sympathie par excès même de sympathie. Il ne serait pas plus juste de l’accuser de corruption, parce qu’il recherchera de préférence les expressions violentes de la passion, qu’il n’est juste de l’accuser de manquer de sympathie, parce qu’il est indifférent aux sentimens des honnêtes gens qui l’entourent. Si, comme M. Elliott le leur reproche, les artistes ont une tendance marquée à rechercher les criminels pittoresques et les scélérats grandioses, ce n’est point parce qu’ils les trouvent préférables aux honnêtes gens, ni dignes d’amour et de respect ; non, c’est que leurs vices et leurs crimes font saillir l’âme en quelque sorte, accusent nettement certains côtés de la nature humaine, et les mettent en pleine lumière. Pourquoi la foule pense-t-elle comme l’artiste ? Pourquoi porte-t-elle ses regards avec curiosité sur le misérable assassin qu’on va pendre, et écoute-t-elle avec ardeur le récit des exploits d’un gentilhomme de grand chemin ? C’est que ce misérable, arraché par la tyrannie de ses vices à la bienfaisante obscurité de la vie commune, permet de surprendre quelques-uns des secrets de la nature humaine, et montre jusqu’où peuvent aller certaines facultés de l’âme. Maintenant, si l’on demande pourquoi, lorsqu’il s’inspire de la réalité, l’artiste montre une préférence marquée pour les scélérats sur les honnêtes gens, pourquoi il peindra dix personnages vicieux pour un seul honnête homme, c’est, hélas ! que les hommes échappent beaucoup plus fréquemment à la vulgarité par leurs vices que par leurs