Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/87

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
81
SCÈNES DE LA VIE DES LANDES.

que la Cicoulane s’était noyée dans le Midour ; mais il y avait si longtemps que le Midour manquait d’eau que le fait fut considéré comme invraisemblable. On parla du diable, qui aurait emporté la Cicoulane dans une nuit d’orage, et on rappela que c’était par une nuit semblable qu’elle était arrivée à la Grande-Borde. Cette opinion eut des partisans, elle fut néanmoins rejetée par la portion éclairée du club des laveuses. Au milieu des versions les plus contradictoires, nous donnons celle qui nous a paru la plus vraisemblable.

La pauvre Margaride se mourait de langueur. Jean Cassagne l’avait abandonnée à la ménagère et à Marioutete, qui la traitaient durement. On lui reprochait le pain qu’elle mangeait, quoique la pauvre fille ne mangeât guère, et on l’insultait quand elle pleurait. — Il faut que tu n’aies pas de vergogne, disait la vieille, pour oser ainsi pleurer ton amant ! De mon temps, une fille se fût brûlé les yeux plutôt que de pleurer un homme autre que son père. — On la traitait de fainéante, et il était vrai que la pauvre fille ne travaillait pas beaucoup. Elle restait des journées entières assise devant le feu, la quenouille au côté, la tête dans les mains, regardant les charbons ardens sans faire attention à ceux qui parlaient auprès d’elle, ou bien on la voyait dans le petit bois, debout sous un arbre, toujours le même, regardant le sentier qui conduisait à Sainte-Quitterie. C’était l’arbre sous lequel Frix lui avait dit adieu le jour de la course, c’était le sentier qu’il avait pris et au bout duquel il avait disparu. La ménagère et Marioutete disaient partout que la Cicoulane allait devenir folle ; mais cela n’empêchait pas Angoulin de presser Jean Cassagne de lui donner sa nièce en mariage. Personne ne sait ce qui se passa entre Margaride et la ménagère ; un jour cependant, au commencement du mois de mars, la ménagère vint prier M. le curé de publier les bans de sa nièce et d’Angoulin. Ce jour-là, la Cicoulane disparut de la Grande-Borde. Personne ne l’avait vue partir, car c’était un dimanche et pendant vêpres. Margaride n’avait rien emporté, et avait laissé ses hardes dans la chambre. La cage d’un petit bouvreuil qu’elle élevait était ouverte. Où était-elle allée ? Jean Cassagne se montra inquiet et gourmanda durement les femmes de la Grande-Borde. Jusque-là, il n’y avait rien de trop extraordinaire ; mais survenait ensuite un épisode qui, dans les récits du lavoir, avait toujours le privilège de surexciter l’attention de celles-là mêmes qui avaient entendu cent fois raconter l’histoire de la Cicoulane. Le soir même de la disparition de la Cicoulane, deux messieurs arrivèrent à la Grande-Borde. L’un d’eux était du pays et parlait patois : c’était le juge de paix de Villeneuve ; l’autre était grand, bien fait, blond comme la Cicoulane, et parlait comme les gens du nord. Certaines versions veulent qu’il eût un costume