Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/861

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lutte aussi disproportionnée, quelques capitaines émirent l’avis de se jeter dans les embarcations et de gagner sans retard le Péloponèse. « Si nous partons, leur dit Mavrocordato, l’ennemi passe sans obstacle, envahit la Morée, et tout est perdu. Pour moi, je mourrai ici. — Et moi aussi ! » s’écria Botzaris. Ces paroles mirent fin à toute hésitation. « Elles furent, dit M. Tricoupi, comme la pierre fondamentale de la défense de Missolonghi. »

En quelques jours, la ville fut débarrassée des femmes, des enfans et des vieillards, qui, protégés par une nuit obscure, passèrent inaperçus à travers trois vaisseaux turcs occupés au blocus ; ils se rendirent pour la plupart dans les Sept-Iles. Après une séparation de deux années, Botzaris venait de retrouver Chryséis et ses enfans[1]. Ce bonheur fut de courte durée. Assiégé par de tristes pressentimens, il résolut d’éloigner sa famille du théâtre de la guerre et de l’envoyer à Ancône, sous la garde du vieux Nothi, son oncle et le dernier polémarque de Souli. Chryséis le supplia vainement de lui permettre de partager ses périls. « Depuis quand, disait-elle, les femmes souliotes abandonnent-elles leurs époux au moment du combat ? Ne savent-elles donc plus charger leurs armes ni panser leurs blessures ? » Marc fut inébranlable. M. Jean Zampélios, auteur d’une tragédie fort estimée en Grèce, intitulée Marc Botzaris, met dans la bouche de ce dernier ces deux vers, qui expriment énergiquement le motif de sa résolution : « En temps de paix, je serai tout à toi ; mais au combat, je veux être seul avec la patrie[2]. » Marc voulait en effet se séparer de tout ce qui pouvait le rattacher trop fortement à une vie dont il préméditait le sublime sacrifice. Après bien des larmes répandues sur le rivage qui les trouvait réunis pour la dernière fois, Chryséis et Nothi se séparèrent de Botzaris, et s’embarquèrent pour l’Italie. Par leur tristesse et leur solennité, ces adieux échangés en face de l’ennemi, à la veille du combat et sous le coup des prévisions les plus funestes, ne rappellent-ils pas à l’esprit le célèbre et touchant adieu d’Hector et d’Andromaque ?

Bientôt il ne resta plus, dans la ville que quelques prêtres et quelques centaines de soldats pourvus de vivres pour un mois. Si les Turcs avaient tenté un assaut à ce moment, ils se seraient sans doute rendus maîtres de Missolonghi en peu d’heures ; mais ils ignoraient le véritable état de la place, et ils se contentèrent d’en canonner de loin les murailles. Les assiégés employèrent de leur côté toute sorte de ruses pour tromper l’ennemi sur leur petit nombre. Entre autres stratagèmes, ils faisaient à chaque instant résonner avec le

  1. Un fils et deux filles.
  2. Οὔσης σχολῆς, θελ' εἶμαι μετὰ σοῦ πάντα.
    Ἀλλ’ οὔσης μάχης, μὲ τὴν πατρίδα μόνον.