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plusieurs de ses amis, habiles écarteurs, qui d’ordinaire ne daignaient pas quitter les Landes et venir en Armagnac. À la stupéfaction générale, Angoulin avait pris au sérieux sa qualité de commissaire de la course, et il s’était mis en frais. Il avait chargé Moucadour de lui trouver trois taureaux qui fissent leur devoir, et celui-ci, qui était un fin connaisseur, avait acheté trois bêtes dont il répondait comme de lui-même. Cette emplette n’avait pas coûté moins de quinze cents francs, et il était de notoriété publique qu’Angoulin n’avait fait aucune objection à cette dépense extraordinaire.

C’était à ses frais qu’on avait réédifié l’enceinte de la course. Cette enceinte, fermée sur trois côtés par des poutres et des planches, offrait l’aspect d’un quadrilatère ayant environ cent mètres sur chacune de ses faces. Le quatrième côté était fermé par une série de petites loges en terre et en maçonnerie sèche où devaient être enfermés les taureaux. Au-dessus de ces loges, sous une tente grossière et sur des bancs mal étayés, des places étaient réservées aux commissaires de la course, aux autorités municipales, à la musique et aux prodigues qui ne craignaient pas de dépenser vingt sous pour être assis à l’ombre : c’est ce qu’on appelle le théâtre ; le reste de l’enceinte devait être livré moyennant dix sous aux spectateurs qui ne voudraient pas être confondus avec la vile multitude. En effet, le gros du public, qui aime là comme ailleurs les spectacles gratis, se place d’habitude sous les gradins. Abrités derrière les poutres massives de l’enceinte, les paysans font mille agaceries et mille grimaces au taureau, qui les salue quelquefois d’un coup de corne en passant. Pour les amateurs les plus difficiles, l’arène de Sainte-Quitterie était irréprochable et faisait honneur au commissaire principal. Seulement le public ne pouvait s’expliquer ce qui avait déterminé Angoulin à faire une si grosse dépense, dont le résultat devait être de faire briller Frix aux yeux de la Cicoulane. Depuis quinze jours, la rivalité de Frix et d’Angoulin faisait le sujet de toutes les conversations, non-seulement dans la commune, mais dans tout le canton, car Frix et Angoulin étaient deux personnages fameux en leur genre : Frix comme écarteur était la gloire du Bas-Armagnac, et Angoulin avait une notoriété d’usurier qui dépassait les bornes du département.

Cette rivalité était devenue de jour en jour plus sérieuse. Frix, qui aimait la Cicoulane, avait définitivement refusé les propositions de Moucadour. Il avait parlé à Jean Cassagne des soupçons du teneur de corde. Jean Cassagne les avait trouvés raisonnables ; mais c’était un homme positif. Si les recherches avaient été vaines après la mort de la mère de Margaride, comment espérer que vingt ans plus tard elles aboutiraient à un résultat ? Cinq mille francs comptés par Angoulin valaient mieux que l’espérance d’une fortune problématique.