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que l’homme porte avec lui les tempêtes de l’esprit, et qu’en changeant de lieu on ne change pas de cœur. D’autres lui conseillaient de faire l’expérience de la solitude et de laisser pour quelque temps la lieutenance du royaume à son fils : « Non, dit-il, je ne suis pas fait pour cela, je ne saurais pas faire la chose à moitié ! Ma devise est tout ou rien, dedans ou dehors… Il n’est pas mal que je me retire. J’étais né pour me tourmenter et tourmenter les autres, je suis vieux, je veux me reposer. »

La pensée de l’abdication se liait à une autre idée qui n’était pas moins inattendue ; Victor-Amédée songeait à se remarier. Il y avait à la cour une femme d’un âge mûr déjà, mais belle encore de cette beauté que M. Carutti appelle dangereuse pour l’adolescence et pour la vieillesse : c’était Thérèse Canalis de Cumiana, veuve du comte de Saint-Sébastien. Dans sa jeunesse, à seize ans, elle avait été, dit-on, aimée de Victor-Amédée ; on parlait de visites nocturnes du duc au château de Cumiana. Madame Royale s’était hâtée de marier la jeune fille au comte de Saint-Sébastien. Lorsque le roi la revit après la mort de la reine, elle était veuve ; Victor-Amédée sentit se réveiller l’ancien amour. Le souvenir lui semblait un lien ; mais la jeune fille était devenue femme d’expérience, et elle sut opposer au vieux roi une savante résistance. Un jour que Victor-Amédée était plus entreprenant, la comtesse se releva dans sa dignité et lui dit : « Vous me traitez comme si j’étais votre maîtresse, et vous savez bien que je ne la suis pas. » En femme ambitieuse de pouvoir, la comtesse de Saint-Sébastien voulait être une Mme de Maintenon à la cour de Turin. Victor-Amédée ne songea plus qu’à l’épouser en effet ; il acheta pour elle le marquisat de Spigno, dont elle devait prendre le titre, et tout se prépara secrètement. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que le roi, grand tacticien jusqu’au bout, laissait ignorer à tout le monde son mariage, et s’était bien gardé de révéler à la comtesse de Saint-Sébastien son projet de déposer la couronne. L’abdication et le mariage furent publiés presque en même temps. C’est le 12 août 1730 que le mariage se fit sans bruit dans la chapelle du palais, et le 3 septembre toute la cour était réunie au château de Rivoli pour entendre l’acte d’abdication. La nouvelle marquise de Spigno pâlit à cette révélation. Victor-Amédée était tranquille et s’égayait de la surprise universelle. « Toi aussi, tu es surpris, disait-il au comte de Blondel, tu as tort, car je t’avais laissé voir mon secret. Te souviens-tu de ce que je te disais devant le saint-suaire ? » Puis, jetant un regard sur le passé et sur l’avenir, il continuait : « Quand je commençai à régner, je n’avais que dix-huit ans ; mes finances étaient épuisées, le trouble était dans l’état, les divisions à la cour ; néanmoins j’ai réussi à faire quelque chose. Mon fils a vingt-neuf ans, les finances sont florissantes, tout le monde