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Il avait changé de camp ; le but était le même. La France et la coalition avaient pu se plaindre alternativement de cette diplomatie singulière, le Piémont n’en avait pas le droit.

Sept années de guerre et de négociations aussi hardies que dégagées de scrupules devaient mûrir cet esprit qui avait plus d’originalité que de grandeur, et qui est resté un des types des princes de Savoie. Actif, infatigable de corps et d’intelligence, Victor-Amédée voulait gouverner par lui-même. Défiant à l’excès, il consultait séparément ses ministres et décidait seul, s’occupant de toutes les affaires, des finances, du commerce, de l’administration, de l’armée surtout. Il avait le grand art du gouvernement, celui de connaître les hommes et de savoir s’en servir. Les passions impétueuses s’alliaient chez lui à une réserve impénétrable. Victor-Amédée n’avait point de culture littéraire, mais il avait quelques idées qui le dirigaient et qu’il savait exprimer avec noblesse et avec force. Dans sa jeunesse, il parlait avec lenteur, plus tard sa langue se déliait et il avait la parole facile. La politique des cours, les intérêts de l’Europe lui étaient tout familiers. Le comte de Tessé, envoyé à Turin après la guerre, traçait de Victor-Amédée un portrait curieux. « Le duc, écrivait-il au roi, est éloquent, très fin et grand questionneur. Dans sa tête, outre ses affaires particulières, passent et repassent au moins une fois par jour toutes les affaires de l’Europe. Parmi tous les princes difficiles à comprendre qui sont sous le ciel, celui-ci est le premier. Il veut et il ne veut pas, il se défie de tous et est consumé par sa propre inquiétude ; il a de l’esprit ; mais il est toujours incertain. Capable de tout ce qui est extrême, aujourd’hui il touche aux nues comme un aigle, demain il se traîne comme une taupe. » Changez les noms, ce sera Charles-Albert. Comme tous les princes dissimulés qui ont à se frayer un chemin entre des puissances plus fortes qu’eux, Victor-Amédée paraissait incertain, ainsi que le dit M. de Tessé ; il l’était souvent sur les moyens, il ne l’était pas sur le but qui était l’indépendance du Piémont d’abord, puis son agrandissement. Victor-Amédée était à peine sorti de la guerre qu’il voyait déjà se dessiner une situation où il pourrait pousser plus loin ses desseins. Cette Paix de Ryswick en effet n’était point une paix, c’était une trêve que s’accordaient mutuellement Louis XIV et l’Europe pour se reposer du combat, refaire leurs forces et attendre la succession d’Espagne, qui pouvait s’ouvrir d’un jour à l’autre à l’improviste. Victor-Amédée n’était pas homme à laisser fuir ces occasions ; il s’y préparait au contraire comme à une crise, décisive pour la fortune de sa maison. Il refit son armée, lui donna cette organisation qui a survécu jusqu’à nos jours et qui a été le modèle de la landwher prussienne, puis il attendit l’œil fixé sur les