Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/692

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tremblante, sens-tu que tu pourrais être heureuse avec moi?...

Rachel joignit les mains et remua les lèvres. Aucun son ne se fit entendre; mais Pietro l’avait comprise. Il la serra contre sa poitrine et s’écria : — Eh bien ! Dieu m’est témoin que je te prends pour femme. Il la baisa au front, et il ajouta : — Viens chez notre mère...

Rachel se soutenait à peine, Pietro la portait presque suspendue à son bras. Ils entrèrent dans le cabinet de travail où Mme Stella attendait avec inquiétude le résultat de leur entretien. En les apercevant, elle comprit tout. — Dieu vous bénisse, mes enfans! s’écria-t-elle, et elle leur ouvrit les bras en souriant et en pleurant tout à la fois.

Pietro se chargea d’apporter à Paolo sa part de l’héritage paternel; il lui annonça avec ménagement son prochain mariage avec Rachel, et il fut aussi surpris que satisfait de la manière dont Paolo reçut cette nouvelle. — Voilà qui est à merveille, dit le futur chercheur d’or d’Australie; elle sera mille fois plus heureuse avec toi qu’elle ne l’eût été avec moi, lors même que j’aurais pu m’établir en Lombardie.. D’ailleurs nos prétendues amours n’étaient qu’un enfantillage exalté par notre patriotisme. Nous conspirions ensemble, et parce que la conspiration nous plaisait, nous finîmes par nous persuader que nous ne pouvions nous passer l’un de l’autre; mais il n’en était rien, et dès que nous eûmes cessé de conspirer, je m’aperçus fort bien que Rachel ne trouvait pas en moi ce qu’elle avait cru y voir. Lis la lettre dans laquelle elle me proposait de l’épouser. Elle y montre aussi clairement que possible combien elle se souciait peu que j’acceptasse.

Pietro lut la lettre et en éprouva un soulagement sensible, car cette lettre, si l’on s’en souvient, n’était rien moins que tendre.


Paolo partit pour l’Australie, s’y ennuya, et cela au moment même de tirer quelque profit de son voyage. Il se rendit ensuite en Amérique, acheta une terre inculte et se fit colon pendant huit mois; mais avant que la première récolte fût à point, il quitta sa terre et entra au service de l’une des républiques de l’Amérique du Sud, y gagna le grade de lieutenant-colonel, prit son congé et s’embarqua sur un navire marchand pour aller faire le commerce en Chine. Il y gagna quelque argent; il en eût gagné beaucoup plus, s’il ne se fût pas dégoûté de la Chine pour donner ses préférences au Thibet. Du Thibet, il se rendit dans l’Inde, et y entreprit de nouveau le commerce avec succès; mais il fit par malheur tant de voyages, au Japon, sur les côtes de l’Afrique, en Arabie, et Dieu sait où, qu’il dépensa beaucoup plus d’argent qu’il n’en gagnait, ce qui l’empêcha de s’enrichir. Il y a cinq ans, Paolo a écrit à son frère qu’il se propose de venir finir ses jours sous le toit paternel; mais son retour