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SCÈNES DE LA VIE DES LANDES.

— Frix, Frix, dit-elle, ne mentez pas : je suis seule sur la terre !

— Je ne mens pas, répondit Frix ; depuis que je suis parti, j’ai toujours pensé à toi, et je t’aimais déjà lorsque j’ai quitté le pays. Il me tardait d’être revenu pour te le dire, et cependant j’avais peur. Beaucoup de filles ne veulent pas se marier avec un écarteur. Voudra-t-elle de moi ? Voilà ce que je me disais en venant.

— Que cela ne vous inquiète pas, répondit-elle.

Elle n’apprit rien à Frix ; mais l’aveu qu’elle avait fait la calma, et ils se mirent à causer comme causent les amoureux.

Elle disait qu’elle avait peur de ne pas être aimée longtemps parce qu’elle était laide, et il lui jurait qu’elle était jolie. Bien des fois dans les grandes villes il avait regardé les dames et les demoiselles placées dans les loges autour de l’arène : il y en avait qui étaient blondes comme sa petite Margaride, mais aucune qui fût plus blanche et plus mignonne. Les filles de Sainte-Quitterie, de Panjas et de Maupas étaient de grossières paysannes bonnes à défricher la terre, à battre le blé, à lever un sac, d’ailleurs noires comme des taupes, criardes comme des oies, bêtes comme leurs brebis ; mais Margaride, avec sa peau blanche, sa voix douce, son regard timide, avait l’air d’une petite demoiselle, de la fille d’un sous-préfet.

Margaride écoutait ces louanges avec avidité ; elle ne sentait pas qu’elle était sous l’influence de ce charme qu’elle redoutait tant. C’était là toute la magie de Frix. Le sortilège, présenté sous cette forme, n’épouvantait pas la pauvre Cicoulane, qui, délaissée ou bafouée jusque-là, trouvait qu’il était bien doux d’être aimée ainsi.

Cependant la lune baissait à l’horizon. L’ombre du bois s’allongeait, les gouttelettes suspendues aux feuilles épineuses du houx ne brillaient plus. Sur le sol, les groupes s’éclaircissaient ; le sonneur essayait vainement de lasser quelques enragés. Dans la cuisine de la métairie, Jean Cassagne causait sérieusement avec Angoulin. Après la danse forcée qu’on lui avait infligée, le vieil usurier était rentré à la métairie. La ménagère et Jean avaient essayé de le consoler.

— Ce n’est rien, disait-il en se séchant devant le feu, ce n’est rien ; ils m’ont fait danser, je les ferai danser à mon tour. Il y en a deux ou trois qui demain me demanderont pardon en pleurant ; mais moi aussi j’aime la danse : je ferai danser leurs bœufs, leur maison, leur jardin, leur vigne. Moi aussi j’ai mon sonneur, j’en ai plus d’un, et demain tous les huissiers du canton trotteront dans le pays.

Jean Cassagne essaya de le calmer en lui faisant boire de l’eau-de-vie brûlée avec du sucre. Angoulin cessa ses plaintes, mais il garda un silence maussade et du plus mauvais augure. Le métayer et sa femme craignaient que l’espièglerie de leur fille ne fît manquer le mariage.