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craindre de ma part ni reproches, ni plaintes, ni résistance. » Elle ajoutait en post-scriptum : « Je crois devoir aussi te prévenir que, dans le cas où ta résolution n’aurait pas changé, cela ne m’empêcherait pas de remplir auprès de toi la mission que ton frère me destine, c’est-à-dire de t’apporter la part qui te revient de l’héritage paternel, et que tu ne peux toucher directement à cause de ta condition de proscrit. J’ignore si l’on doit t’écrire à ce sujet; mais en supposant qu’on le fasse, et que tu persistes dans ta résolution de ne pas accepter mon offre, il est inutile d’en informer d’autres que moi. Je me charge de tout arranger pour faire agréer ta résolution à ta famille, et pour t’apporter ce qui te revient dans le pays que tu me désigneras. »

En supposant que Paolo fût décidé à ne pas épouser Rachel tant qu’il ne pourrait lui offrir une existence convenable, la lettre qu’on vient de lire était peu propre à le faire changer d’avis. La réponse de l’exilé ne se fit pas attendre. « Ma chère Rachel, écrivait-il, si j’ai repoussé ton sacrifice lorsque je n’étais que pauvre et sans carrière, fils cadet d’une famille peu favorisée de la fortune, et n’ayant pour assurer mon avenir que mes faibles talens et une bonne éducation, il faudrait que je fusse le plus fou et le plus égoïste des hommes pour l’accepter aujourd’hui que les tristesses de l’exil sont venues s’ajouter encore au fardeau qui pesait sur moi. Nous autres réfugiés politiques, nous sommes traités à peu près comme des malfaiteurs, soumis à la surveillance de la police, et obligés de changer de domicile chaque fois que le caprice d’un subalterne nous l’ordonne : impossible par conséquent de nous établir nulle part, d’entreprendre un commerce ou une industrie quelconque, de nous procurer un protecteur ou un emploi. Il y a plus : nous ne nous appartenons pas. Engagés dans une vaste et secrète association dont le but est à la fois politique et social, nous dépendons de nos chefs, qui peuvent nous charger chaque jour d’une mission dangereuse, ou d’un voyage au bout du monde. Dans une pareille position, un homme seul n’est que malheureux : un époux, un père de famille serait l’être le plus misérable du monde; mais celui qui accepterait la grave responsabilité du bonheur d’autrui après être tombé dans un semblable abîme mériterait le mépris des honnêtes gens. Non, chère Rachel, ni mon amour pour toi, ni la très grande satisfaction que j’éprouverais en te gardant auprès de moi ne me feront commettre une action aussi lâche. Si tu parviens à m’apporter sans danger (mais sans danger pour toi, entends-tu bien?) l’argent qui m’est destiné, mon projet est de me rendre en Australie, et d’y tenter la fortune. Si le succès couronne mes efforts, je reviendrai plus tard fermer mes yeux là où je les ouvris pour la première fois, et je n’ai pas besoin d’ajouter que j’y reviendrai seul. Si le sort