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geait pas. Était-ce qu’au moment de quitter peut-être pour toujours le toit où son enfance avait trouvé un asile, elle comprenait combien il lui était cher, et combien de doux et de précieux souvenirs y étaient attachés ? Peut-être, mais Rachel ne se posait aucune de ces questions, croyant pouvoir s’expliquer par des causes plus sérieuses son chagrin et son inquiétude. Savait-elle si Paolino accepterait le sacrifice qu’elle était prête à lui faire ? Ne lui avait-il pas déclaré cent fois qu’il s’y refuserait toujours ? S’il refusait encore, quelle serait son humiliation ! L’idée que Pietro devinerait le véritable motif de ce refus obstiné faisait tomber aussitôt tout l’échafaudage de subtils raisonnemens qu’elle était parvenue à construire, pour expliquer la conduite de Paolo par un excès de délicatesse. Cette conduite ne prouvait qu’une seule chose, c’est que Paolo ne l’aimait pas. Que faire cependant ? Confier à Pietro ses doutes, c’était hâter le moment où elle lui apparaîtrait comme la maîtresse délaissée et dédaignée de son frère. Ne valait-il pas mieux cacher à Pietro le refus de Paolo, quitter ensuite la ferme, aller rejoindre son cousin pour lui apporter sa part d’héritage, puis se retirer dans un coin de la terre où personne ne la connaîtrait, et où elle attendrait paisiblement la fin de ses peines ? Sur son lit de mort seulement, elle écrirait à Pietro et à Paolo ; elle leur découvrirait le secret de sa disparition, le secret de son existence. — Et Rachel, tout en rêvant à ces lettres dernières qu’elle écrirait d’une main tremblante et glacée, était lentement descendue dans le jardin, où la rejoignit Mme Stella, qui, l’ayant vue sortir de la chambre de Pietro, l’avait suivie à quelque distance.

La fermière attaqua résolument sa nièce sur son mauvais goût, sur la différence entre l’avenir qu’elle rejetait et celui qu’elle convoitait, sur le péché irrémissible de désobéir à la dernière volonté de son bienfaiteur, car Mme Stella partait d’un point qu’elle considérait comme en dehors de toute discussion, la préférence de Rachel pour Paolo. Si elle eût semblé en douter, Rachel était en ce moment si singulièrement disposée, qu’elle eût peut-être fini par avouer que cette préférence pouvait bien n’être pas invincible ; mais la jeune fille ne pouvait faire un tel aveu spontanément, et puisque Mme Stella s’obstinait à la considérer comme éperdument éprise de Paolo, Rachel devait accepter le rôle qui lui était donné et le jouer de son mieux. Elle ne répondit à Mme Stella que par monosyllabes, admettant tout ce que la bonne dame avançait, et conservant un air sombre et distrait que Mme Stella prit pour de l’entêtement. — Puisque tu persistes dans ta résolution (Rachel n’avait pas dit un seul mot de ses projets), il ne nous reste qu’à t’aider à l’accomplir. Souviens-toi cependant, s’il t’arrive jamais de regretter ton obstination d’aujourd’hui, souviens-toi que nous n’avons rien négligé