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respect pour son mari, qui affectait de ne pas faire attention à elle, n’eût-il pas déploré le long esclavage de cette malheureuse femme et la brutale indifférence du maître? Il se fût pourtant grossièrement trompé. Mme Stella avait dans son mari la plus entière confiance, et le cœur de M. Stella était rempli de tendresse et de sollicitude pour sa fidèle compagne; mais les mœurs domestiques des campagnes de la Lombardie sont demeurées en tout semblables et identiques à celles des siècles écoulés. Le pater familiœ est le seigneur (el missée) ; sa femme et ses enfans lui adressent la parole à la seconde personne du pluriel; s’il admet ses fils à sa table, sa femme ni ses filles ne s’y assoient jamais, elles le servent comme de simples domestiques. Jamais dans une famille de paysans lombards on n’entendra une dispute entre le mari et la femme, car jamais la femme n’aura la pensée d’opposer sa volonté, son opinion, à la volonté, à l’opinion du mari. Le langage, le maintien, les manières de la femme envers le mari expriment le profond respect qu’il lui inspire, et la soumission parfaite qu’elle lui a vouée. Quant au mari, il lui rend dans son cœur tous les hommages qu’il en reçoit, et elle le sait bien. Il n’y a ni infidélité ni inconstance dans de semblables ménages, et la femme aux cheveux gris, à la face ridée, possède le cœur de son époux aussi exclusivement qu’aux beaux jours de sa courte fraîcheur.

Malgré les apparences, M. Stella, en s’asseyant seul devant le déjeuner servi par la mère de famille, n’était donc ni indifférent ni affamé; seulement il connaissait l’étendue de son pouvoir sur sa docile compagne, et il avait résolu d’en user dans l’intérêt de celle-ci. Aussi, quand il vit qu’elle était parvenue à maîtriser son désespoir, il prit un ton plus affectueux, quoique toujours aussi ferme, et lui dit : — Voyons, Anna, il me semble que tu as pleuré, et je crois que tu t’exagères le désagrément qui nous arrive. Nous n’avons jamais eu maille à partir ni avec le gouvernement ni avec la police, et c’est pour cela que tu t’effraies au moindre indice de mécontentement ou de soupçon de leur part... Mais réfléchis, ma bonne femme, que le gouvernement et la police n’ont pas été sur des roses depuis quelque temps, et il est naturel qu’ils regardent un peu à leurs affaires. S’ils n’avaient pas eu tant de confiance, qui sait s’ils n’auraient pas empêché ce qui est arrivé dernièrement? Quoi qu’il en soit, ils ne nous connaissent pas, ils ne savent pas, ils ne peuvent pas savoir que nous sommes de leurs amis. Il y a plus : deux de nos enfans se sont battus contre eux; sont-ils à blâmer, s’ils nous prêtent aussi quelque mauvais vouloir? Quant à moi, je m’attendais à ce qui nous arrive, et je t’avouerai même que je n’en suis pas fâché, car cela va me procurer l’occasion de m’expliquer avec eux, de leur déclarer franchement ma façon de penser, et