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soldats y séjourneraient; puis il donna un coup de fouet à son cheval et prit au grand trot le chemin de sa demeure. Arrivé à quelque distance de la ferme, il s’arrêta cependant tout à coup et dit à Orazio: — Tu sais ce qui vient d’arriver; tes frères sont en prison, et j’y serai dans quelques heures. Ta mère ne peut se passer de nous tous à la fois. Descends, cache-toi quelque part, et va la rejoindre lorsque tout sera fini.

L’habitude de la soumission était si forte chez les enfans du fermier, qu’Orazio était, déjà descendu à moitié de la voiture, lorsque cette pensée traversa son esprit : pouvait-il abandonner son père au moment du danger? Et d’ailleurs ne laisserait-on pas à la ferme des soldats pour épier son retour? Le jeune homme sut donc résister aux instances de son père, qui remit silencieusement son cheval au trot. Deux grosses larmes tombées sur ses mains calleuses avaient été toute sa réponse. Quand il entra dans la cour de sa ferme, il vit d’abord Rachel qui l’attendait sur le seuil de la cuisine. — Comment se porte ta mère? lui demanda-t-il. Et Rachel, secouant la tête, se rangea pour le laisser passer.

Au sortir de sa léthargie. Mme Stella n’avait conservé aucun souvenir de ses malheurs; mais la mémoire lui était revenue bientôt, entraînant avec elle un tel excès de désespoir, que ses filles effrayées avaient envoyé quérir à la fois le médecin et le curé. Le médecin était absent; mais le curé était accouru. C’était au moment où le digne prêtre avait réussi à se faire un peu écouter de la pauvre femme que le fermier était entré dans la cuisine. Il connaissait sa vieille compagne, et il savait combien la calme fermeté de son caractère exerçait d’influence sur elle.

— Bonjour, ma femme, dit-il de sa voix forte et presque gaie, sans paraître s’apercevoir du deuil général. J’apprends de belles nouvelles! Mes fils, auxquels j’avais confié des travaux importans, ont été obligés de suivre à la ville un agent de police. Voilà qui est contrariant! Il faut que j’aille éclaircir ce malentendu. Prépare-moi donc quelque chose pour déjeuner, que je ne fasse pas attendre ces messieurs là-bas.

Mme Stella, accoutumée à l’obéissance passive d’une paysanne italienne, se leva machinalement, et s’en alla toute chancelante chercher dans une armoire ce qui était resté du souper de la veille, le dernier souper qu’elle eût pris avec les membres aujourd’hui dispersés de sa chère famille. En remuant les plats que ses enfans avaient touchés, ses larmes coulèrent silencieuses et abondantes, et quand elle posa sur la table la viande froide qui avait été réservée pour le déjeuner, un sanglot souleva sa poitrine, et elle saisit rapidement le dossier d’une chaise pour éviter de tomber sur le carreau. Celui qui l’eût vue ainsi abattue et étouffant sa douleur par