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SCÈNES DE LA VIE DES LANDES.

voulu se marier de peur d’être obligé d’acheter une robe à sa femme. Il y a là-dessous quelque mystère.

— C’est ce que tout le monde dit à Sainte-Quitterie ; mais ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est qu’avant de fréquenter la maison de Jean Cassagne, il a été pendant un mois absent. Au commencement du mois de juin, il est parti, laissant son fameux cheval blanc chez un de ses débiteurs. Il a emporté deux chemises et a pris le courrier. Personne ne sait où il est allé. Il est revenu un mois après avec un chapeau noir à coupe haute et une chenille[1]. À son retour, il a commencé à fréquenter la maison de Jean Cassagne. Celui-ci n’a pas d’abord paru très content de cette assiduité. On va croire que je suis mal dans mes affaires, disait-il.

— Et Marioutete ?

— Marioutete se résigne très bien à devenir la femme de l’homme le plus riche de Sainte-Quitterie.

Frix garda un moment le silence. Peut-être n’aimait-il plus Marioutete ; mais il avait sa réputation à garder, et il lui était pénible d’être quitté.

— Quand retournes-tu à Sainte-Quitterie ? dit-il à Moucadour.

— Demain.

— Nous partirons ensemble.

Moucadour était un homme de la montagne qui, après avoir longtemps rôdé dans le pays comme chiffonnier[2], s’était établi à Sainte-Quitterie. Il avait ouvert une auberge au chef-lieu de la commune, pauvre hameau qui comptait trois maisons. Il avait conservé son ancien métier ; il était chantre, porteur de contraintes. Pendant l’été, il courait les fêtes, et, lorsque l’occasion se présentait, tenait la corde des taureaux de course. C’était un assez mauvais homme, doucereux avec ceux qu’il pouvait craindre, brutal avec les faibles, et pour gagner de l’argent capable d’une méchante action. En avertissant Frix, qu’il n’aimait pas, mais qu’il craignait, il avait voulu satisfaire sa malignité naturelle, car il avait pour Angoulin et pour Frix une dose de haine à peu près égale.

Angoulin était l’homme le plus riche de Sainte-Quitterie, et il appartenait à la classe malheureusement trop nombreuse des usuriers campagnards. C’est un type tellement répandu qu’il est devenu banal. Il avait commencé par être maquignon, brocantant des va-

  1. On appelle chenille dans les campagnes du Gers ce que les bourgeois du midi appellent une lévite, et ce que nous appelons une redingote.
  2. Le chiffonnier de nos campagnes n’a aucune ressemblance avec le chiffonnier de Paris. C’est un véritable négociant : il achète aux ménagères la plume, le tartre, la lie, les vieux chiffons, les peaux d’agneaux. Le plus souvent le marché se conclut sous la forme d’un échange dont les aiguilles et le coton à filer sont les principaux élémens. Il est rare qu’à ce trafic les chiffonniers n’acquièrent pas une assez grande aisance.