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romancier Otto Ludwig, ont subi son influence. Cette influence, est-il besoin de le dire ? est souvent pernicieuse. La critique allemande, après avoir travaillé avec Louis Tieck à tirer de l’oubli ces œuvres extraordinaires, est tenue de les juger aujourd’hui sans passion. C’est ce que la génération présente a commencé de faire. Si M. Théodore Mundt, M. Gustave Kühne, M. Gervinus lui-même ont vu dans Henri de Kleist un fils trop dévoué de l’Allemagne que le malheur de son pays pousse au désespoir et à la mort, les lettres du poète publiées par M. de Bülow et quelques pages énergiques de M. Julien Schmidt ont rétabli la vérité sur ce point. La cause est entendue : on ne dédaignera plus le talent d’Henri de Kleist, encore moins le prendra-t-on pour modèle. Surtout, en déplorant le mal qui désola sa vie, en plaignant sa jeunesse inquiète, son activité sans but, l’exaltation et les défaillances de son esprit, la fièvre et l’impuissance de son cœur, on se gardera bien de voir dans cette victime d’une philosophie sceptique la victime généreuse du patriotisme outragé.

Pour nous, au moment où d’imprudens publicistes réveillent avec amertume les souvenirs de 1813, nous avons été curieux d’interroger un homme de cette époque et de comparer les jugemens portés sur lui depuis une vingtaine d’années. Un résultat de cette étude, et nous le consignons avec joie, c’est que les critiques les plus récens jugent la vie et les ouvrages d’Henri de Kleist avec une parfaite impartialité : excellent symptôme, signe de raison et de force, qui révélerait, s’il était plus général, un éclatant progrès de la pensée publique. Quand on exaltait à tout propos les hommes de cette période, quand on mêlait la légende à la vérité, quand on voulait, par exemple, qu’Henri de Kleist eût été un Werther politique, on s’efforçait sans doute de fortifier le sentiment national ; n’était-ce pas avouer cependant qu’on ne se croyait pas très sûr de l’unité morale de l’Allemagne, puisqu’on jugeait nécessaire de la prêcher sans cesse ? Aujourd’hui cette unité existe ; il y a un esprit commun au sein de la famille allemande, un esprit qui se possède, qui peut voir les choses de sang-froid, qui doit prouver sa force en ne cédant pas à de vaines alarmes, qui doit surtout écarter des préoccupations aussi contraires à la dignité qu’à la justice. Pourquoi ranimer toujours des rancunes éteintes, comme si l’Allemagne était encore sous le joug d’une domination étrangère ? L’agitation qu’on essaie de propager du Danube jusqu’au Rhin est un démenti aux principes qui soulevèrent, il y a quarante-six ans, toute la famille allemande. Défiez-vous des pièges de l’Autriche : ceux qui exploitent à faux ces grands souvenirs sont les ennemis de votre honneur. En croyant continuer l’enthousiasme de 1813, prenez garde d’en