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une grâce si naturelle dans la Cruche cassée, une si ardente passion dans Penthésilée, une poésie si touchante dans Catherine de Heilbronn, une inspiration si mâle dans le Prince de Hombourg ; lorsqu’on lit ces nouvelles où l’originalité de l’invention est relevée encore par un art consommé, par un style net, rapide, dramatique, presque inconnu jusque-là chez nos voisins, on ne peut s’empêcher de conclure, avec les principaux chefs de la critique moderne, que Henri de Kleist doit être placé parmi les premiers artistes de l’Allemagne. Les sympathies redoublent, mélangées de regrets douloureux, si l’on songe que cet artiste, si vigoureux parfois, avait à lutter sans cesse contre les hallucinations du délire, que ce mâle écrivain errait au milieu des hommes comme un somnambule, qu’il a eu maintes fois de violens accès de démence, qu’il ne soupçonna qu’à vingt-cinq ans sa vocation poétique, et que dix années après sa folie le poussait au meurtre et au suicide. Ces romans et ces drames, étincelans de beautés du premier ordre, sont sortis d’un cerveau malade pendant une période de désolation et de misères.

Est-ce pourtant le malheur de l’Allemagne qui a développé sa folie ? Henri de Kleist, selon l’expression de M. Mundt, est-il un Werther politique ? S’est-il donné la mort parce que la honte et l’inaction de sa patrie lui rendaient la vie impossible ? Ces explications, on l’a vu, sont démenties par les faits. Le mal qui devait le tuer était bien profond déjà lorsque la journée d’Austerlitz mit fin au saint-empire et livra au vainqueur toute une moitié de l’Allemagne. Le sentiment des calamités publiques était plutôt de nature à le guérir, si son âme se fût abandonnée plus complètement à ces saines émotions.

Henri de Kleist, à peine connu de ses contemporains, a conquis peu à peu une assez grande influence sur les générations qui ont suivi ; mais c’est de nos jours seulement qu’il commence à être jugé d’une manière impartiale. Après sa mort, Louis Tieck se fit un devoir pieux de mettre ses écrits en lumière, et de faire apprécier à l’Allemagne l’infortuné génie qu’elle venait de perdre. Dans ces lectures où il excellait, on le vit souvent s’attacher aux drames de Kleist et les populariser par ses interprétations poétiquement ingénieuses. Il donna en 1826 une édition complète de ses œuvres, et en publia encore un choix vingt ans plus tard. Dès lors les romantiques sous la restauration, les poètes philosophiques après 1830, l’ont étudié avec une vive sympathie. Plus d’un poète célèbre se rattache manifestement à lui. L’empreinte de son génie est visible dans les contes fantastiques d’Hoffmann, dans les drames d’Immermann, dans le théâtre de Christian Grabbe, dans certaines tragédies de Grillparzer ; de nos jours encore, deux des plus vigoureux artistes de l’Allemagne, le poète dramatique Frédéric Hebbel et le