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que leurs souverains les devoirs de la patrie ? De quel côté, en pareil cas, est la fidélité ? de quel côté la trahison ? » À force de retourner ces problèmes, Henri de Kleist en fit un drame. Le prince de Hombourg est un général prussien ; dans une bataille contre les Suédois, il a désobéi manifestement à son chef, l’électeur de Brandebourg, et par cette désobéissance audacieuse il a remporté la victoire. Sans cette violation du devoir, la patrie était perdue ; le prince est-il coupable ? La loi militaire le condamne, les juges ont dû prononcer la peine de mort ; mais l’équité est plus forte que la loi, la conscience du pays casse la sentence des juges, et le prince de Hombourg est absous. Le drame est beau, touchant, héroïque ; pourquoi faut-il que le poète y ait encore mêlé des scènes de somnambulisme qui en affaiblissent l’effet moral ?

Ces colères viriles, ces préoccupations généreuses ont dû, ce semble, le rattacher à l’existence ; les pensées malsaines qui troublaient sa raison ont disparu sans doute comme des fantômes ; le poète a trouvé sa voie, sa vie aura un but désormais ; Henri de Kleist est sauvé ! Non, c’est au moment même où il paraît guéri qu’un dernier accès va tout perdre. Cet abîme qu’il a côtoyé sans cesse, il y tombera tout à coup. Henri de Kleist s’était lié à Berlin avec une jeune femme, Henriette Vogel, atteinte d’une maladie morale assez semblable à la sienne. Fatiguée de la vie, elle ramena le malheureux poète à ses idées de suicide. Le visionnaire qui avait presque vaincu sa propre démence ne put triompher de celle de son amie. « Êtes-vous sincèrement mon ami ? lui dit un jour Henriette Vogel ; serez-vous toujours prêt à me rendre le service que je vous demanderai ? — Toujours. — Eh bien !… mais non, pourquoi vous faire une telle demande ? vous refuserez ; il n’y a plus d’homme sur la terre. — Je suis un homme, moi, et vous avez ma parole. — Eh bien ! mon ami, je vous prie de me donner la mort. » Henri de Kleist se crut engagé d’honneur à tenir sa promesse. Sa raison succomba sous cette dernière attaque ; en tuant cette malheureuse folle, le pauvre fou devait se tuer lui-même. Voilà comment fut amené l’horrible drame que j’ai raconté au commencement de cette étude. C’est le 21 novembre 1811 que Kleist se brûla la cervelle ; un an plus tard, l’Allemagne se soulevait contre la domination de la France, et l’auteur de la Bataille d’Hermann aurait pu mourir en homme auprès de Théodore Kœrner, sur le champ de bataille de Dresde.


IV

Nous avons mis sous les yeux du lecteur la vie et les œuvres d’Henri de Kleist ; ce fidèle récit n’est-il pas déjà un jugement ? Certes, lorsqu’on étudie ces productions si variées, lorsqu’on voit