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à la fin de la pièce que la fille de l’armurier de Heilbronn est en réalité la fille de l’empereur d’Allemagne ! Naïf symbole des félicités que le pauvre Henri de Kleist promettait à ses élèves en échange des sacrifices qu’il exigeait d’elles ! Malheureusement la leçon n’est guère pratique, et les fiancées du poète auraient été fort embarrassées de la suivre. Comment Catherine de Heilbronn arrive-t-elle à ce complet abandon de sa volonté ? A la suite d’événemens merveilleux. Un ange est intervenu dans cette histoire ; un jour que le comte de Strahl était agité par la fièvre, un ange a transporté son âme auprès de Catherine endormie, et la lui a présentée comme sa fiancée ; c’est depuis cette magique opération que Catherine appartient sans le savoir au jeune comte, lequel, pendant quatre actes, ne s’en doute pas davantage.

Certes, pour que de telles inventions ne soient pas absolument ridicules, il faut qu’elles soient bien relevées par la poésie des détails. Il y a en effet plus d’un grain d’or pur au milieu des scories ; ce tableau du moyen âge allemand rappelle çà et là les mystiques drames de Calderon. Le prestige du style, la grâce de Catherine, la loyale figure du comte, quelques épisodes vraiment dramatiques ont maintenu au théâtre cette composition extraordinaire, et pourtant ceux-là mêmes qui l’apprécient le plus sont obligés de convenir qu’elle est remplie de scènes inintelligibles. Ces choses inexplicables, on les comprend aujourd’hui, si l’on se reporte à l’histoire intime du poète. En écrivant Catherine de Heilbronn, Henri de Kleist s’adressait à la jeune fille qu’il venait de repousser avec colère. On voit combien son mal était profond et s’aggravait de jour en jour. La poésie aurait dû guérir sa maladie morale, et c’était sa maladie au contraire qui corrompait les inspirations de sa poésie. Catherine de Heilbronn à coup sûr est l’œuvre d’un génie à part ; c’est aussi l’œuvre d’une intelligence sur laquelle flotte déjà le voile noir de la folie.

Peu de temps après avoir composé ce drame, Henri de Kleist, décidé à en finir, avala du poison ; il était à demi mort quand un de ses amis, M. Ruhle de Lilienstern, parvint à le sauver à force de tendresse et de soins. Dès lors, les violences, les désordres, entremêlés toujours de poétiques éclairs, deviennent plus fréquens dans sa vie. Un jour, à Dresde, il se persuade qu’il aime la femme d’Adam Müller, le célèbre écrivain romantique et piétiste ; ce jour-là même, ayant rencontré Huiler sur un pont de l’Elbe, il s’approche, lui déclare qu’il est amoureux de sa femme, puis le saisit au collet et veut le précipiter dans le fleuve. Au milieu de ces emportemens de la démence, c’était pourtant une âme qui ne manquait pas de vigueur. À ces accès de folie on voyait succéder des périodes de calme et de travail. Il réagissait contre lui-même ; la volonté du