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mensonge et la ruse, que lui importe ? Il a fait son devoir et il saura mourir. En présence d’une telle grandeur morale, unie à tant d’extravagance, on comprend l’émotion de l’électeur de Brandebourg. Michel Kohlhaas est son sujet, et c’est à Berlin qu’il subit le dernier supplice, sur un ordre exprès de la chancellerie impériale. Plein d’admiration pour ce caractère sauvagement héroïque, regrettant avec larmes les services qu’un pareil homme, en de meilleures circonstances, aurait pu rendre à son pays, l’électeur de Brandebourg relève généreusement son nom et sa mémoire en se chargeant lui-même de l’éducation de ses enfans.

L’émotion humaine et patriotique de l’électeur de Brandebourg couronne admirablement ce tableau. Après tant de scènes qui étonnent et troublent le lecteur, l’impression dernière qui reste dans l’esprit, c’est bien en effet le sentiment de la grandeur naturelle de l’homme. L’histoire avait fourni à l’auteur, la figure de Michel Kohlhaas ; cet épisode du XVIe siècle perdu dans des chroniques oubliées, Henri de Kleist l’a étudié avec amour et en a fait un tableau viril, vraiment humain, une œuvre qui n’est ni une satire misanthropique ni un panégyrique déclamatoire. Jamais l’auteur de Penthésilée et de la Famille Schroffenstein n’a été plus maître de sa mobile pensée. L’imagination et la philosophie se soutiennent mutuellement dans ce récit inspiré de l’histoire. Il n’y a rien là du Charles Moor de Schiller. Le Michel Kohlhaas d’Henri de Kleist est un des meilleurs types de la poésie allemande.


III

Ces drames et ces récits avaient beau révéler un poète de premier ordre, les préoccupations politiques de l’Allemagne étaient trop douloureuses pour que l’écrivain pût recueillir immédiatement le succès et la renommée. Henri de Kleist était fort préoccupé lui-même des malheurs de son pays ; une lettre qu’il écrit à la fin de décembre 1805 prouve que le rêveur chimérique et malade voyait parfaitement clair dans la situation de la Prusse. Il prévoit une guerre prochaine et prédit les désastres auxquels le pays est condamné d’avance par les fautes du gouvernement. L’année 1806 lui donna cruellement raison. Après la bataille d’Eylau (1807), il revenait à pied à Berlin avec le général de Pfuel et deux autres de ses amis, quand il fut arrêté par les autorités françaises. Cette aventure n’a pas été nettement éclaircie. Les quatre amis avaient-ils le projet de se réunir aux corps-francs qui se formaient alors sur bien des points ? Henri de Kleist particulièrement voulait-il redevenir un homme d’action et sacrifier pour une cause sainte cette vie qui lui était à charge ? On l’ignore. Il est certain seulement qu’avant d’ar-