Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/624

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

point de passeport. « Point de passeport ! Êtes-vous fou ? dans les circonstances où nous sommes ! Ignorez-vous que l’autre jour encore, à Boulogne, un gentilhomme prussien comme vous, arrêté sans passeport, a été considéré comme un espion russe et fusillé ? » Il le prend alors sous sa protection, le fait passer pour son domestique et l’emmène à Boulogne, d’où Henri de Kleist écrit à l’ambassadeur prussien, M. de Lucchesini, et obtient quelques jours après un passeport qui l’oblige à se rendre directement à Potsdam.

Une fois en règle, il revient à Paris, prend la route de Strasbourg, tombe malade à Mayence, et pendant plus de six mois ses amis ne savent pas ce qu’il est devenu. Il rencontra vers cette époque la célèbre Caroline de Gunderode, esprit aussi malade que le sien, pauvre fille exaltée qui a laissé sous le pseudonyme de Tian des poésies fort bizarres, et qui, prise d’une passion folle pour un jeune professeur de Heidelberg (celui-là même qui est devenu un des plus grands philologues de son temps, et dont la gravité doctorale ne justifiait guère de si tragiques aventures, l’illustre Frédéric Creuzer), se crut dédaignée, perdit la tête et se noya dans le Rhin. La pensée du suicide était-elle déjà née dans l’âme de Caroline de Gunderode ? Est-ce là ce qui avait attiré Kleist ? Il est malheureusement permis de former cette conjecture. On le voit aussi, vers ce temps-là, fort assidu auprès de la fille d’un pasteur de Wiesbaden. L’infortuné avait besoin d’affections, et son scepticisme misanthropique comprimait sans cesse les élans de son cœur, Il voulait et ne pouvait aimer ; de tous ses tourmens, c’était là le plus cruel, ou plutôt c’était le dernier, c’était le terme fatal de ce désenchantement qu’il n’avait pas eu le courage de combattre. Honteux de lui-même, il prend le parti de se cacher à ses semblables. Voulait-il échapper par un dernier effort à ses pensées de suicide ? espérait-il recommencer une nouvelle vie ? Ce qui est certain, Wieland l’affirme, c’est qu’il s’engagea comme ouvrier chez un menuisier de Coblentz, On le croyait mort, quand tout à coup à Potsdam, au milieu de la nuit, quelqu’un frappe à la porte du général de Pfuel ; on ouvre, c’était Henri de Kleist. Le général l’accueille à bras ouverts, et le décide à quitter ses rêveries pour une carrière déterminée. Assez longtemps il a vécu pour lui, la solitude lui a été mauvaise, qu’il se consacre désormais au service de l’état. Kleist écoute les conseils de son ami, il se met à l’œuvre, il étudie avec passion les sciences économiques, et bientôt il obtient une place à Koenigsberg dans l’administration des finances (1805).