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SCÈNES DE LA VIE DES LANDES.

des jarrets d’acier, insistait pour que la danse continuât ; mais les filles n’en pouvaient plus. — Faites danser la Margaride, — dit Marioutete. Cette opinion fut goûtée par tous. Il fallait faire danser la Margaride ; mais la pauvre fille, qui deux minutes plus tôt ne désirait rien tant que de faire partie du rondeau, devint rouge jusqu’au front, et supplia Marioutete, qui voulait l’entraîner dans le milieu de la chambre, de la laisser dans son coin. Elle avait les larmes aux yeux. L’assemblée battait des mains aux efforts triomphans de la fille de Jean Cassagne. Il y avait de grosses voix qui disaient avec un gros rire : Nous allons voir danser la Cicoulane ! Elle était déterminée à se jeter par terre plutôt que de consentir à danser ; mais Frix, écartant Marioutete, prit Margaride par la main, et lui dit d’une voix qui semblait l’implorer : — Margaride, tu ne veux pas danser avec moi ? — Elle se sentit alors sous l’influence du charme qui agissait sur elle un moment auparavant. Et quand il eut commencé l’air du rondeau, elle marqua la mesure et se mit à danser comme malgré elle. Tu danseras, mignonne, mignonne, disait le refrain de la chanson ; tu danseras mignonnement, mignonnement. Et elle dansait mignonnement en effet. Les autres filles faisaient résonner bruyamment le sol carrelé sous leurs rudes escarpins, mais on eût dit que Margaride et son danseur ne touchaient pas la terre. C’était une danse calme et silencieuse comme la danse des ombres, et l’écolière montra tant d’aptitude et de bonne grâce, qu’à peine le rondeau fut-il fini, Marioutete reprit la main de Frix et voulut continuer à danser.

En faisant danser Margaride, Frix avait fait acte de complaisance et avait voulu amuser la société ; il se serait cru déshonoré, si on eût cru un instant qu’il adressait ses hommages à une fille qui était la risée du pays. Il lui avait parlé doucement, comme on parle à un enfant effarouché ; mais la pauvre Cicoulane avait pris la plaisanterie au sérieux. Pendant qu’elle cousait, elle pensait à Frix, le plus souvent avec une terreur profonde, mais avec une persistance qu’elle ne pouvait vaincre. C’était une idée fixe qu’elle ne pouvait chasser. Toutes les fois qu’on parlait de lui, qu’on en dît du bien ou qu’on en dît du mal, elle écoutait avec avidité. Quand elle le voyait entrer, elle rougissait et ne savait quelle contenance garder. Elle s’irritait de ce qu’il ne lui adressait pas la parole ; elle était heureuse quand le regard de Frix se reposait sur elle ; elle avait des reparties aigres pour Marioutete, lorsque devant lui celle-ci la traitait trop en petite fille. Elle commença aussi à se regarder au petit miroir louche devant lequel Marioutete faisait de fréquentes stations. Elle ne se trouvait pas si laide qu’on le disait, mais elle fut d’avis qu’elle pouvait tirer un meilleur parti de sa figure. Elle laissa croître ses cheveux, qui commençaient à perdre leur teinte fade et blanchâtre