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inonder ce terrain, dont elle a fait présent au continent. Cette opération faite, ils ont entrepris des défrichemens qui ont été très pénibles, le terrain étant toujours très aquatique. Chaque pièce de terre est entourée d’un long fossé, et on a été obligé de faire plusieurs digues pour communiquer d’une ferme à l’autre. Les bâtimens sont construits avec une grande simplicité et ont même l’apparence de la misère, n’étant bâtis qu’en terre et couverts en paille ; mais lorsqu’on voit les détails, on est étonné de ce qu’on y trouve : les grains surtout sont d’une beauté surprenante. » Aujourd’hui ce pays conquis sur la mer est un des plus riches cantons du riche département de la Somme.

La ferme de Châteauneuf, la plus belle du pays, appartenait à M. de Lormois ; elle contenait douze cents arpens. Le fermier avait cent chevaux, y compris ses jumens poulinières, cent cinquante vaches ou génisses et mille moutons. M. de Lormois y avait joint une concession de six cents arpens qu’il venait d’obtenir dans des terrains autrefois submergés, et qu’il s’occupait à défendre contre la mer par des digues de neuf pieds de haut. Il se proposait, lors du passage de M. de Guerchy, d’exploiter lui-même le tout ; il avait fait venir, pour commencer, quatre béliers anglais et quatre-vingt-dix brebis. À côté de cette grande entreprise, M. de Guerchy cite une autre exploitation, celle de La Chapelle, près de Boulogne, composée d’un seul enclos de quatre cents arpens, qui n’était auparavant qu’un mauvais bois, et qui, défriché et cultivé à l’anglaise, nourrissait six cents bêtes à laine de la plus belle espèce, et portait de magnifiques récoltes de luzerne, de trèfle, de sainfoin, de pommes de terre et de turneps.

Ce marquis de Guerchy, si amoureux de l’agriculture, était en même temps un des plus grands partisans des idées nouvelles en politique ; il allait même beaucoup trop loin dans ses projets de régénération, si nous en croyons Arthur Young. Celui-ci s’arrêta, au mois de juin 1789, chez M. de Guerchy, au château de Nangis, dans le département actuel de Seine-et-Marne. Il y trouva nombreuse compagnie, et on y causa beaucoup politique. « Que ne prenez-vous la constitution anglaise ? » leur disait dans son bon sens pratique Arthur Young ; mais on lui répondait qu’il n’entendait rien à la liberté. « Nous étions d’accord sur un seul point, dit-il, savoir qu’il fallait établir en France une liberté indestructible ; mais sur les moyens de l’obtenir, nous étions aussi éloignés que les deux pôles. Leurs idées théoriques de gouvernement me parurent la quintessence de la folie. » Parmi les plus exaltés se trouvait le curé du village, qui avait été chapelain du régiment de M. de Guerchy.

La Société d’Agriculture fit en 1788 une grande perte : elle perdit