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sur les principaux abus qui gênaient dans les campagnes le développement de la richesse. Grâce aux améliorations qu’il avait exécutées, le nombre des habitans de sa paroisse avait doublé, disait-il, en vingt-deux ans. Toutes les imaginations furent frappées de l’accroissement de population et de puissance que pouvait acquérir la France par la mise en valeur des terres incultes. Dans son Epître sur l’agriculture, écrite en 1761, c’est-à-dire l’année même de la fondation de la société, Voltaire exprime le sentiment général quand il dit :

D’un canton désolé l’habitant s’enrichit ;
Turbilly dans l’Anjou t’imite et t’applaudit.

M. de Turbilly avait fait plus : il avait provoqué par ses écrits et par ses démarches la formation de sociétés d’agriculture dans toutes les généralités du royaume, et l’arrêt du conseil du 1er mars 1761 avait été rendu en grande partie sur son instigation. Ces sortes de sociétés étaient auparavant inconnues ; une seule, celle de Rennes, a précédé de peu d’années celle de Paris.

L’un dès présidens habituels de la Société centrale d’Agriculture d’aujourd’hui, M. Chevreul, a consacré à M. de Turbilly deux importans articles dans le Journal des Savans. Malheureusement ce qu’on sait de la fin de sa vie est fort pénible. Dans son ardeur, ce novateur hardi n’avait pas assez bien compté : à la suite de quelques entreprises mal conçues et d’un procès avec des communes pour la propriété de terrains qu’il voulait défricher, il est mort insolvable en 1770. Un des passages les plus touchans du voyage d’Arthur Young est celui où il raconte son pèlerinage à Turbilly en 1789. Il arrivait plein d’enthousiasme pour le marquis défricheur dont il avait lu les écrits ; il demande à Angers où sont situés ses domaines : personne ne peut les lui indiquer, pas même le secrétaire perpétuel de la société d’agriculture de la ville. Confondu d’étonnement, il continue ses recherches, et finit par apprendre, après beaucoup de peine, qu’il existe près de La Flèche un lieu du nom de Turbilly. Il y court, et y trouve une autre famille. La terre avait été vendue aux enchères par les créanciers, et vingt ans avaient suffi pour effacer presque tout souvenir de l’ancien propriétaire. « Le seul fait qui ait un peu diminué ma douleur, dit-il, c’est qu’il n’a pas laissé d’enfans, quoiqu’il fût marié ; ses cendres reposent en paix sans que sa mémoire soit accusée par une postérité indigente. » À ces mots d’un sentiment profond et tout anglais, Arthur Young ajoute, pour achever de soulager son âme, que ce ne sont pas les travaux d’agriculture de M. de Turbilly qui l’ont ruiné, il fait même entendre que ces travaux n’étaient pas aussi considérables qu’il l’avait