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ces bonnes paroles, et les jours passent, et la saison des pluies arrive. Quand elle sera venue, nous aurons devant nous plusieurs semaines. Le Gange grossi, la Ramgunga débordée, inonderont tout ce plat pays qui s’étend sous vos yeux. Dhurumpore deviendra une île, Kussowrah de même, et les gens de Futtehghur ne songeront plus à nous amener leurs canons. Or, s’ils venaient sans artillerie, nous n’avons pas à les craindre. »

Ce langage n’avait rien que de très rassurant. Jusqu’à quel point devait-on s’y fier ? Question d’autant plus douteuse que les plus proches parens de Hurdeo-Buksh se montraient, depuis le désastre de Futtehghur, malveillans, arrogans, hostiles aux réfugiés. Hurdeo-Buksh lui-même exigeait qu’ils ne parussent jamais hors de l’espèce d’étable où on les avait cachés par son ordre, et où il vint à peine les visiter une ou deux fois. Et encore le jour arriva-t-il où par son ordre les deux vieux thakoors notifièrent aux deux collecteurs que de nouveaux dangers exigeaient impérieusement des précautions plus rigides encore. Il fallait quitter les bords du Gange, s’enfoncer dans le jungle parmi les Aheers. Les nouvelles devenaient de plus en plus désastreuses. Les Européens de Cawnpore avaient péri jusqu’au dernier. Agra était prise. L’armée de Bombay se soulevait. Il fallait donc partir au plus tôt et s’enfouir dans une solitude encore plus profonde que celle où ils vivaient depuis trois semaines. Accablés par ces désastreuses nouvelles (dont rien ne leur dénonçait la fausseté), MM. Edwards et Probyn ne pouvaient que subir la volonté de leurs protecteurs ; mais quand on voulut leur persuader de laisser les quatre enfans à Kussowrah, l’instinct maternel se révolta. Mistress Probyn déclara que, vivante, elle ne se séparerait pas d’eux ; M. Probyn à son tour ne pouvait abandonner sa femme, et, malgré les insistances réitérées des thakoors, qui dans leurs idées indiennes ne comprenaient pas cet attachement à de petits êtres « qu’on pouvait après tout remplacer, » les fugitifs refusèrent absolument de s’isoler les uns des autres. Ce fut donc ensemble, avec Wuzeer-Singh, avec l’ayah (la nourrice) et un des domestiques de M. Probyn (l’autre ayant déserté la nuit précédente) qu’ils partirent au jour choisi par l’astrologue du village. Encore fallait-il, pour assurer l’heureuse influence de cette journée d’élection, qu’un objet appartenant aux voyageurs les précédât sur le chemin, et fût enterré sur un point quelconque du trajet. Une fourchette d’acier fut sacrifiée à cette superstition locale. Notre respect pour les sciences occultes ne nous empêche pas de supposer que l’astrologue sut bien déterrer ce petit ustensile de ménage, quitte, avant de s’en servir, à le purifier de manière ou d’autre.

Kussowrah n’était point, tant s’en faut, un paradis ; mais que dire