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bon métayer, qui avaient des yeux d’un noir moresque et la peau dorée et bistrée connue de jeunes Bédouins. Tous carrément charpentés, ils gagnaient en apparence deux ou trois ans sur leur âge véritable, tandis qu’à douze ans la petite Margaride ne paraissait pas en avoir plus de huit. Les enfans de Jean Cassagne étaient vifs, bruyans, emportés ; la petite Margaride au contraire était d’une tranquillité qui allait jusqu’à la nonchalance. Triste et silencieuse, sa placidité avait quelque chose de maladif. On la voyait rarement pleurer, mais elle riait plus rarement encore. Elle était d’une nature timide et même craintive ; un mot un peu rudement prononcé la faisait pâlir et trembler. Elle cherchait à se sauver quand on la regardait fixement. Aussi les enfans de la maison avaient-ils peu de sympathie pour cette nature si différente de la leur ; ils l’avaient surnommée la Cicoulane. C’est le nom du petit lézard gris qu’on voit se chauffer au soleil sur les murailles, et qui au moindre bruit s’effarouche et se sauve dans la première crevasse qu’il rencontre. La pauvre enfant était en effet timide et inoffensive comme la cicoulane.

La vieille métayère, qui était active et vaillante, avait fini par perdre un peu de son affection pour Margaride, qu’elle trouvait trop engourdie ; mais Jean Cassagne, bien qu’il la raillât quelquefois, la protégeait contre les enfans. — Ne t’inquiète pas, Cicoulane, lui disait-il quelquefois, tâche de devenir vaillante, et le jour où tu trouveras un garçon qui veuille de toi et de cent écus, tu lui diras de s’adresser à moi.

Cependant il fallait lui trouver un état. On ne pouvait songer à mettre une pioche et un fléau dans ces mains frêles et délicates. Nous avons dit que la fille de Jean Cassagne était boîteuse, et comme elle ne pouvait pas non plus travailler aux champs, on l’avait envoyée à Villeneuve apprendre l’état de tailleuse chez une ouvrière en renom. Elle devint elle-même fort en vogue dans le pays. Elle prit tout naturellement la petite Margaride en apprentissage. Elle se nommait Marioutete, mais elle était généralement connue dans le pays sous le nom de Torte de la Grande-Borde. Torte veut dire boîteuse, et en effet cette infirmité était assez prononcée chez elle. Cela était fâcheux, car Marioutete offrait un beau spécimen de la race gasconne. L’ovale de sa tête n’était pas irréprochable, son teint était légèrement cuivré, on eût pu reprocher à ses sourcils d’être trop fournis et au duvet de sa lèvre supérieure d’être un peu apparent ; mais ces légers défauts étaient bien rachetés par l’éclat de ses grands yeux noirs, que ne pouvait tempérer la longueur de ses cils recourbés, par la blancheur canine de ses dents, par la régularité de ses traits, où régnait perpétuellement la bonne humeur de la force