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En revanche, les favorables dispositions du zemindar de Kadir-Chouk s’étaient modifiées depuis quarante-huit heures. Il était encore assez poli, mais infiniment moins zélé que l’avant-veille. Cependant il promit une barque, et les fugitifs attendaient le moment où ils pourraient de nouveau traverser le Gange, lorsque, de la salle intérieure où ils étaient assis, ils entendirent un voyageur qui, sans se douter de leur présence, dépeignait sous les couleurs les plus sombres l’état où il venait de laisser le district de Budaon. Les villages étaient livrés au pillage. Plusieurs avaient subi les horreurs de l’incendie. Un corps de cavalerie parcourait le pays, cherchant partout le collecteur fugitif. La veille, ce détachement était à Kukorah (l’endroit même où M. Edwards et ses compagnons avaient passé la nuit du 1er au 2 juin). En ce moment, il campait dans un village de la rive opposée, justement en face de Kadir-Chouk. Ces renseignemens, fournis par le hasard, déterminèrent les voyageurs à prolonger quelque peu leur halte ; mais leur hôte, que contrariait évidemment cette détermination, limitait de plus en plus l’hospitalité qu’il leur donnait à contre-cœur. Les vivres étaient dispensés d’une main avare, et le soir même, la barque se trouvant prête, il fut déclaré aux voyageurs qu’il fallait se décider à passer le Gange. L’avis était donné sous forme trop péremptoire pour laisser place à la moindre alternative. Ils partirent donc à l’instant même. Malheureusement le bateau qui les attendait se trouva de dimensions insuffisantes pour les recevoir, eux et leurs chevaux. Après de vains efforts pour se procurer une autre embarcation, il fallut revenir à Kadir-Chouk et subir la mauvaise humeur du zemindar, qui voyait fort à regret rentrer sous son toit ces malencontreux personnages. Il finit pourtant par s’apaiser, et leur conseilla de renoncer au passage du fleuve. Mieux valait, selon lui, rester dans le district d’Etah et descendre jusqu’à Furruckabad[1]. De ce côté, les routes étaient libres, et l’insurrection n’avait pas encore bouleversé cette importante station. On devait du moins le croire, au dire du zemindar, puisque plusieurs de ses tenanciers, enfermés dans les prisons de Furruckabad, n’avaient pas encore recouvré leur liberté. « Si les drôles étaient libres, ajoutait-il, nous les aurions déjà revus par ici. »

Ces conseils, plus ou moins éclairés, équivalaient à des ordres. Du reste, ils sauvèrent la vie de M. Edwards, qui, rentré dans Budaon, y eût été infailliblement massacré. Les cipayes lui en voulaient tout particulièrement de ce qu’en vue des événemens sinistres qui s’annonçaient, l’intelligent collecteur avait refusé de

  1. Furruckabad est à soixante milles de Budaon, dans la direction du sud-est ; — plus bas, dans la même direction, se trouve Cawnpore.