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cend sur un frêle esquif ces fleuves qui n’ont pas de bords, ou qu’il traverse la moitié du monde, porté par deux étroites voies ferrées, au travers des racines entrelacées d’arbres gigantesques. Le jour où on lui demande d’élire un président ou un congrès, on ne lui cause aucune surprise. Il y a longtemps qu’il a appris à penser lui-même, à savoir ce qu’il veut, à faire son choix et à s’y tenir, à en supporter les conséquences et à en affronter les périls. Une immense liberté individuelle, de larges franchises communales, telles sont les deux colonnes qui appuient en Amérique la souveraineté populaire, et la préservent de trop brusques ébranlemens.

Notre suffrage universel est loin de marcher si bien appuyé. Tenu soigneusement en lisière pendant les jours ordinaires de la vie, ne pouvant sans permission supérieure ni bâtir une maison, ni couper un arbre, à peine admis à donner un avis sur les intérêts de clocher, ceux pourtant qui le touchent de plus près et qu’il comprend le mieux, c’est une fois tous les quatre ou cinq ans qu’à jour fixe on vient lui demander ce qu’il pense des plus hautes questions de la politique. Les mains et les yeux débandés de la veille, il n’est pas étonnant qu’il s’avance en tâtonnant. Sa souveraineté ressemble à s’y méprendre à celle de ces petits rois de douze ans qu’on enlevait de loin en loin aux bonnes et aux précepteurs, pour leur faire tenir un lit de justice. Il dit un mot à voix basse, et prie son chancelier d’achever sa phrase. Tant que ce régime singulier durera, la souveraineté populaire ne sera qu’un jouet dangereux, car avant d’être souverain il faut être homme, et c’est l’homme que cette minorité prolongée empêche de croître. Pour les monarchies comme pour les républiques, des hommes sont pourtant un élément indispensable. Il n’y a que les dictatures qui aiment mieux se servir d’outils et ne cherchent à fabriquer que des machines; mais la démocratie en particulier est plus intéressée qu’aucune autre forme sociale à presser de toute manière cette émancipation véritable du citoyen, que Carrel appelait de tous ses vœux, car si elle nous a tous faits égaux, c’est apparemment pour nous faire arriver tous à la virilité, et non pour faire retomber dans l’enfance ceux d’entre nous qui avaient eu déjà le bonheur de perdre l’habitude d’obéir. Elle a passé le niveau, soit; mais pour Dieu! que ce soit en élevant toutes les tailles, et non en abaissant tous les fronts. Elle assurera mieux par là son honneur, et même sa durée, qu’en se complaisant dans sa force et en comptant ses victoires matérielles. Ses flots, dont rien n’a pu arrêter le progrès, ont tout couvert autour de nous; mais les torrens les plus vulgaires emportent leurs digues : ils s’écoulent et sont oubliés. Les seuls fleuves dont les peuples bénissent les noms sont ceux dont le limon salutaire fertilise les champs qu’ils inondent.


ALBERT DE BROGLIE.