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victime ne fut arrachée à tant de dangers de mort avec plus de persistance, d’obstination et de présence d’esprit. Après avoir parcouru dans tous les sens les rues de Paris avec M. de Champcenetz, pour essayer de l’en faire sortir, elle se décide à le recueillir chez elle, malgré les inquiétudes que lui causait l’exaltation révolutionnaire d’une partie de ses gens. Tout à coup on lui annonce une de ces visites domiciliaires commandées dans toutes les sections de Paris. Il ne reste plus qu’une chance de salut : elle défait en toute hâte son lit, « qui était très grand, » cache le marquis entre les matelas, et se couche elle-même en faisant éclairer. A quatre heures du matin, la visite annoncée s’accomplit. Quarante forcenés se précipitent dans toute la maison, en parcourent tous les recoins, sondent tous les meubles à grands coups de baïonnette, et finissent par s’installer dans la chambre à coucher de la belle étrangère, qu’ils trouvent même tout à fait à leur goût. A force de courage, d’adresse, de sang-froid, Mme Elliott les décide enfin à s’éloigner, et le malheureux Champcenetz, qui étouffait de chaleur et d’angoisse, peut respirer un instant. Il n’était point au bout de ses alarmes, car on l’avait entrevu et reconnu la veille, et les poursuites dirigées contre sa personne continuaient dans tout Paris. Ce fut à la généreuse intervention du duc d’Orléans qu’il dut les moyens de quitter la France pour se réfugier en Angleterre. Mme Elliott devait, en 1815, le revoir encore une fois gouverneur du château des Tuileries.

Un tel acte de dévouement, et d’autres qu’on lui attribua, ne tardèrent point à lui rendre également insupportables le séjour de Paris et celui de Meudon. Chaque jour c’étaient des dénonciations, des perquisitions nouvelles. Enfin, pendant une visite domiciliaire où l’on avait beaucoup fouillé et beaucoup pillé aussi, on découvrit une lettre cachetée, à l’adresse de M. Fox, que lui avait envoyée de Naples un de ses compatriotes, sir Godfrey Webster : il n’en fallait pas davantage pour la convaincre, aux yeux de sa section, des manœuvres les plus perfides contre la révolution. A deux heures du matin, on l’entraîna à pied, entourée de soldats, d’abord à un corps de garde où elle passa la nuit, ensuite à la mairie voisine du Palais de Justice. Là, dans une étroite pièce, plus de deux cents prévenus étaient entassés, pour la plupart des femmes ou des gens de qualité. Il n’y avait que dix chaises, et durant les trente heures qu’elle y passa, on ne cessait de se trouver mal autour d’elle de fatigue et d’épuisement. A la fin, on l’interrogea sur la lettre; mais le cas était trop grave, et on la renvoya, toujours à pied, devant le comité de surveillance, aux Feuillans. Là siégeaient plus de quarante conventionnels, notamment Vergniaud, Guadet, et l’ex-capucin Chabot. Que contenait cette lettre? Évidemment c’était une conspiration royaliste. On ouvrit la lettre, mais personne ne savait un mot d’anglais : la prévenue fut obligée de traduire elle-même. Heureusement la lettre se trouva remplie d’éloges et d’admiration pour le mouvement révolutionnaire, et Vergniaud, qui dès l’abord s’était prononcé dans le sens de l’indulgence, insista pour la mise en liberté; mais Chabot restait convaincu qu’il y avait conspiration, et ne voulut pas se désister. Le courage de la malheureuse étrangère l’abandonna un instant. « Les pleurs ne nous font rien, s’écria le farouche défroqué. Si nous avions seulement les larmes répandues dans cette pièce, elles fourniraient de l’eau à toutes les maisons de Paris. »