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doublèrent d’instances. « Vous me connaissez, objecta le prince. Comment pourrais-je vivre sans l’Opéra? » Et pourtant le torrent montait et grossissait sans cesse. Voici quelques détails donnés par Mme Elliott sur le vote du 19 janvier et sur la mort du malheureux prince : on verra si dans ses relations avec lui elle portait moins de franchise que d’abandon.

« Le jeudi 17 janvier, le duc d’Orléans et le duc de Biron se rencontrèrent chez moi. Depuis quelque temps, je voyais peu le premier. Je lui demandai ce qu’il pensait maintenant de cet épouvantable procès, et je lui exprimai l’espoir que jamais il ne s’approcherait plus de ces vils mécréans. Il me dit qu’étant membre de la convention, il était obligé de se rendre aux séances. « Comment, m’écriai-je, pouvez-vous rester là pour voir votre roi et votre cousin traîné devant ces forcenés, et qu’on ose l’insulter par de pareilles questions? J’aurais bien voulu y être, moi, à la convention : j’aurais retiré mes deux souliers, et je les aurais jetés à la tête du président et de Santerre pour avoir osé outrager ainsi leur roi et leur maître. » Je m’animais beaucoup, et le duc d’Orléans semblait irrité de son côté. M. de Biron lui fit quelques questions sur le procès. Je ne pus m’empêcher de dire : « J’espère au moins, monseigneur, que vous voterez pour la délivrance du roi. — Certainement, répliqua-t-il, et pour ma propre mort. » Je vis qu’il était blessé, et le duc de Biron dit : « Le prince ne votera pas. Le roi s’est toujours conduit très mal pour lui; mais il est son cousin, il se dira malade et restera chez lui samedi, jour de l’appel nominal qui décidera du sort du roi. — Monseigneur, m’écriai-je, je suis sûre que vous n’irez pas à la convention samedi. Je vous en conjure, n’y allez pas! » Il m’assura qu’il n’irait point, et que jamais il n’avait eu l’intention d’y aller Le samedi je me trouvais chez le duc de Biron, qu’on appelait alors le général Biron, à l’hôtel Saint-Marc, rue Saint-Marc, avec Dumouriez et Mme Laurent. Il était sept heures et demie du soir, et nous étions tous fort abattus. De demi-heure en demi-heure, on nous envoyait la liste des votans, et nous vîmes tous avec angoisse que beaucoup d’entre eux s’étaient prononcés pour la mort. Nous apprîmes ensuite qu’à huit heures le duc d’Orléans avait paru à la convention, ce qui nous surprit profondément. Je craignais beaucoup qu’il ne votât pour la réclusion, mais je n’appréhendais rien de pire. Cependant chaque liste devenait de plus en plus alarmante, jusqu’à ce qu’enfin la triste, et fatale nomenclature nous parvint avec la condamnation du roi et le vote du duc d’Orléans. Jamais je n’ai éprouvé un tel saisissement. Nous étions tous dans les larmes et la désolation : le pauvre Biron lui-même, qui, hélas! était républicain, en eut presque une attaque. Un jeune homme qui était aide de camp du duc ôta son habit et le jeta au feu, disant qu’il rougirait de le reporter jamais. Il se nommait Rutaux; il était noble et natif de Nancy. C’était un excellent jeune homme, qui n’avait point émigré par affection pour Biron, bien que son cœur fût toujours avec les princes. Dès que ma voiture fut venue, je rentrai chez moi; mais chaque endroit me semblait désolé et taché de sang. Mos domestiques étaient consternés. Jusqu’alors je m’étais flattée que le duc d’Orléans n’était qu’égaré, entraîné par d’autres. Je jetai loin de moi tout ce qu’il m’avait donné, ne voulant rien conserver de ce qui lui avait appartenu...