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que j’aime ma maîtresse! » À ces mots, elle regarda la reine avec intention, mais quelques jacobins présens s’élancèrent sur la scène, et auraient assassiné Mme Dugazon, si les autres acteurs ne l’avaient dérobée à leurs poursuites. On entraîna hors de la salle la pauvre reine et sa famille, et c’est tout au plus si les gardes purent les conduire en sûreté jusqu’à leurs voitures. »

Revenons au duc d’Orléans. Nous avons vu que notre fière Écossaise n’épargnait point à ce prince les plus salutaires conseils : bientôt nous la retrouverons plus prodigue encore d’avertissemens et de reproches; mais en condamnant ses erreurs avec la plus implacable sévérité, elle leur trouve des causes réelles dans la faiblesse, l’irrésolution, l’entraînement des circonstances et les plus déplorables relations. Cette lecture donne la conviction que le prince n’était ni méchant, ni pervers, ni même très ambitieux. Et pourtant telle fut l’impérieuse pression des événemens, que nous le voyons, jour par jour et presque à son insu, engagé, compromis, entraîné bien au-delà de ce qu’il eût jamais voulu ou imaginé. Sa position avait été dès l’origine d’une difficulté immense. Naturellement modéré, libéral, « anglomane, » comme on disait alors, il se trouva en lutte avec les vues extrêmes et les fougueuses passions de la cour. Froissé, blessé, repoussé trop souvent de ce côté avec un inconcevable aveuglement, il se laissa d’autant mieux aller aux espérances enthousiastes et irréfléchies qui se produisaient autour de lui.

Il est des situations et des époques où les plus grands cœurs semblent seuls capables des vertus ordinaires. Évidemment ce qui manquait le plus au duc d’Orléans, c’était un juste discernement des hommes et cette règle intérieure, cette lumière vraiment divine des âmes d’élite qui trace et éclaire le chemin de l’honneur et du devoir au milieu de l’aberration universelle. Ce prince ne savait pas résister. Mme Elliott nous le montre à chaque page doutant, hésitant, voulant le bien, déplorant le mal; mais l’ardente Écossaise avait beau conjurer et même convaincre son royal ami, l’entourage révolutionnaire reprenait de plus en plus chaque jour son fatal ascendant. « Vous en parlez à votre aise, répondait le prince. Le torrent m’entraîne, et je ne suis maître ni de mes actes ni de mon nom. » Parole de la plus amère vérité, car c’est l’abus de son nom, fait trop souvent à son insu et sans son aveu, qui, en lui créant une popularité factice, excita contre lui la défiance de tant d’honnêtes gens, et parut justifier celle de la cour. Que n’eût-il donné alors pour pouvoir échanger sa position princière, sa fortune, tout ce que les accidens révolutionnaires pouvaient ouvrir de perspectives à son ambition, contre une modeste existence de gentilhomme campagnard en Angleterre! Toujours il avait aimé et admiré cette patrie de la liberté paisible et régulière; mais c’est en vain qu’à grands frais il avait fait établir ses jardins de Monceaux sur le modèle d’un de ces grands domaines patrimoniaux, véritables monumens du génie propre d’une race si voisine et si différente : il ne devait plus y retrouver le repos et la sécurité, et, pour les poursuivre ailleurs, il fallait savoir se décider. Je me rappelle avoir entendu raconter au comte Etienne de Durfort, longtemps lié avec le duc d’Orléans, qu’un jour son départ pour les États-Unis semblait définitivement résolu : au dernier moment, il y eut contre-ordre; ses amis re-