Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/449

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais cette espèce de culte silencieux et réfléchi était-il de nature à être compris et goûté de celle qui en était l’objet? Rachel venait d’achever sa quinzième année, lorsqu’elle quitta son collège pour rentrer chez ses parens. Elle avait passé trois ans au milieu d’une soixantaine de jeunes filles à peu près de son âge, qui s’efforçaient d’oublier leur rustique origine et la rustique existence à laquelle la plupart étaient vouées, en imitant les façons et en se donnant les goûts des dames de la ville. Les directrices et les maîtresses de la pension appelaient cette transformation du nom de progrès, et se félicitaient de voir leurs élèves se dépouiller si rapidement de la rude écorce dont elles étaient enveloppées lors de leur arrivée au collège. Bien plus, les parens eux-mêmes, imprévoyans et aveugles, encourageaient les enfans et les directrices dans leur déplorable entreprise, et ne pouvaient se défendre de témoigner à leurs filles ainsi métamorphosées une sorte de respect et de déférence mêlés de honte et d’embarras pour leur propre ignorance, honte et respect que les rusées enfans apercevaient bien vite, et dont elles s’enorgueillissaient considérablement, tout en se promettant d’en tirer un bon parti dans l’avenir. Quoique Rachel fût une bonne petite fille lors de son entrée au collège et même lors de son retour à la ferme, elle n’était pourtant ni plus sage ni plus vertueuse que la majorité de ses compagnes, et elle n’avait pas résisté à la contagion de l’exemple. Elle rapportait de Melegnano une disposition à saisir les côtés ridicules de la vie de campagne qui ne s’était que trop aisément développée dans les conversations du pensionnat. A la ferme cependant, sa verve moqueuse ne trouvait plus occasion de s’épancher. Où aurait-elle rencontré des auditeurs capables de la comprendre? La jeune fille se replia donc sur elle-même, et son humeur ne tarda pas à se ressentir de cette contrainte. Elle avait tour à tour des accès d’ennui et de gaieté moqueuse. Ce changement ne fut aperçu ni du fermier ni de sa femme, tous deux se réjouissaient lorsqu’ils voyaient rire Rachel, et s’ils s’inquiétaient lorsqu’elle leur paraissait sérieuse, c’est qu’ils attribuaient cette disposition inaccoutumée dans la jeune fille à un dérangement de sa santé. Pietro ne partageait qu’en partie leur illusion : si la gaieté de Rachel l’avait charmé, s’il l’avait jugée de bon aloi, il ne put se défendre d’attribuer son changement d’humeur à l’ennui que lui causait la vie monotone de la ferme. Il s’efforça donc de la distraire et de l’amuser; mais il n’y réussit pas toujours à son avantage. Rachel ne tarda pas à s’apercevoir que Pietro la regardait autrement qu’il ne regardait sa sœur Lucie, et la pensée d’avoir fait en si peu de temps la conquête d’un aussi beau garçon réjouit sa vanité, car elle se souvenait fort bien des regards d’admiration.