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II.

Plusieurs années s’écoulèrent sans amener à la ferme d’autres changemens que l’insensible transformation des âges. Les enfans devinrent des hommes et des femmes, les hommes et les femmes presque des vieillards; mais ceux-là n’avaient perdu ni la docilité ni la bonne humeur de l’enfance, ceux-ci ne ressentaient encore aucune des infirmités ni des morosités de la vieillesse. Les quatre filles aînées avaient épousé des fermiers des environs; une sœur de M. Stella, veuve depuis plusieurs années, était morte laissant dans l’abandon et presque dans la misère deux jeunes filles que les fermiers avaient recueillies et pour ainsi dire adoptées. L’aînée, qui s’appelait Lucie, s’était appliquée, dès son arrivée à la ferme de son oncle, à partager avec ses cousines les travaux du ménage. Rachel, la cadette, qui n’était encore qu’une enfant, devint bientôt pour le beau-frère ennemi de l’éducation de village l’objet d’une sollicitude égale à celle que lui avait inspirée Paolino. L’opiniâtre discoureur ne laissa ni paix ni trêve à M. et à Mme Stella qu’il ne les eût décidés à placer pour quelque temps Rachel dans un pensionnat de demoiselles au bourg de Melegnano (en français Marignan).

Rachel annonçait une beauté peu commune et une imagination très vive qu’il était prudent, disait le beau-frère, de soumettre sans retard à l’influence d’une bonne éducation. Le fermier, qui avait cédé lorsqu’il s’était agi de son fils, se laissa convaincre plus aisément encore lorsqu’il s’agit de sa nièce, au sujet de laquelle il n’avait pas de desseins arrêtés, et dont il ne connaissait qu’imparfaitement le caractère. La petite Rachel fut donc envoyée dans ce qu’on appelle en Lombardie un collège de demoiselles. Ce collège était une institution de troisième classe, où les filles des riches fermiers, des petits propriétaires et des négocians apprenaient, moyennant la somme de quatre cents francs par an, la lecture, l’écriture, l’orthographe, la grammaire, la géographie, l’arithmétique, un peu d’histoire, et les travaux à l’aiguille. Les leçons de danse, de dessin et de musique n’étaient pas comprises dans ce cours régulier d’études, et les païens qui voulaient en faire prendre à leurs enfans les payaient à part. Le fermier déclara d’abord qu’il ne prodiguerait pas aussi follement son argent, et qu’il paierait plutôt pour empêcher sa nièce de devenir artiste; mais on vanta si haut en sa présence la voix magnifique, le grand talent de la petite Rachel, et celle-ci soupira si bien, baissa les yeux avec un air de résignation si aimable, que le brave signor Stella consentit à ce qu’elle prît des leçons de musi-