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pesait la critique, et, s’il la trouvait juste, il se rendait avec une modestie et une ingénuité touchantes chez un homme d’un esprit tout à la fois si absolu et si supérieur, Nous en citerons un exemple. Avant de publier son dernier ouvrage sur l’Ancien Régime et la Révolution, il en avait communiqué les épreuves à un ami obscur, intérieur à lui sous tous les rapports, mais dont il se sentait véritablement aimé, et dans le jugement duquel il avait quelque confiance. L’avant-propos, qui contient aujourd’hui de si belles pages, était alors très écourté; la conclusion était moindre de moitié. L’ami lui fit remarquer que dans son ardeur à suivre toutes les manifestations de l’esprit d’égalité à travers l’ancien régime, il avait fait la part trop faible à l’esprit de liberté, que dès lors on pourrait induire de son livre qu’il n’accordait à cet esprit de liberté qu’un rôle insignifiant dans la révolution, et que cependant il ne pouvait méconnaître que la constitution de i)l, expression directe de l’esprit de 89, ne fut aussi libérale que démocratique, qu’elle était même trop libérale, car, en réduisant trop les attributions du pouvoir exécutif, elle rompait trop brusquement avec des habitudes de centralisation déjà anciennes, et dont il avait le premier si bien constaté l’existence. Il reconnut cela, mais il répondit qu’il se réservait dans un prochain ouvrage spécialement consacré à 89 de faire la part de l’esprit de liberté; l’ami objecta, et il ne croyait point, hélas! prédire si juste, que l’on ne savait pas ce qui pouvait arriver, que ce prochain ouvrage pouvait tarder longtemps à paraître, et qu’en attendant, le sentiment libéral, qui certainement a sa part et une grande part dans le mouvement de 89, serait presque passé sous silence dans un livre on l’auteur conduisait souvent son analyse du sentiment de l’égalité jusqu’au seuil de cette grande époque. L’ami lui fit remarquer encore que le dessin de ce second et futur ouvrage, si important au point de vue libéral, n’était pas assez indiqué dans l’avant-propos du premier; que, pris dans son ensemble, cet avant-propos était trop sec; que s’il y avait beaucoup de gens qui ne lisaient pas les préfaces, en revanche il y en avait aussi beaucoup qui ne lisaient que cela, surtout quand le corps du livre était très sérieux. Il termina en l’engageant à refondre et l’avant-propos et la conclusion. Alexis de Tocqueville partit tort agité et médiocrement gai. « Notre conversation d’avant-hier, écrivait-il le surlendemain à son ami, m’a bien tourmenté, et j’espère bien servi. Je fais de mon mieux du moins pour introduire non-seulement dans l’avant-propos, mais dans le dernier chapitre qui est encore en épreuve, de quoi, j’espère, vous satisfaire. Je vous ferai parvenir celui-ci dès que je l’aurai en épreuve. » Et quelque temps après l’ami voyait revenir les épreuves de l’avant-propos et