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« Je mène toujours la vie que vous savez, écrivain avant le déjeuner, paysan après. Je trouve que ces deux manières de vivre font quelque chose de complet qui m’attache malgré la monotonie. Je me suis remis sérieusement à mon livre, et je bâtis une magnifique étable à cochons. Laquelle de ces deux œuvres durera plus que l’autre? Hélas! je n’en sais rien en vérité. Les murs que je donne à mes cochons sont bien solides. En attendant, la vie s’écoule avec une rapidité dont je commence à m’effrayer. »


Nous parlions plus haut de sa modestie, elle était aussi vraie que sa fierté. Il avait des convictions très absolues; mais quand il s’agissait de les communiquer au public, soit par la parole, soit par la plume, il était sans cesse en défiance contre lui-même, craignant toujours de ne pas les rendre avec toute la force et la précision désirables. De là dans ses discours de tribune, surtout au début de sa carrière politique, quelque chose de tendu, de laborieux, où l’effort de la méditation ne laissait pas assez de place aux bonnes fortunes de la parole improvisée. Cependant un de ses amis, M. Lanjuinais, nous faisait remarquer dernièrement qu’il y avait eu en lui de grands progrès sous ce rapport, et qu’il devenait de plus en plus un orateur quand la tribune s’est fermée. Nous nous rappelons en effet l’avoir vu très éloquent dans une des séances orageuses de l’assemblée législative qui suivirent l’expédition de Rome. Interrompu presque à chaque phrase par les vociférations de la montagne, il s’arrêtait, crispant ses lèvres fines, dont le mouvement indiquait la fermeté de son âme, et reprenait après chaque pause son argumentation avec des paroles chaleureuses, spontanées et aiguisées en quelque sorte par une articulation mordante. Malheureusement il manquait de force physique, et son cœur était trop passionné par ses convictions pour que sa frêle enveloppe pût supporter impunément de pareilles secousses.

Dans ses livres, sa défiance de lui-même n’avait plus les mêmes inconvéniens : l’art d’écrire, sauf de très rares exceptions, ne se concilie guère avec l’improvisation. Ici l’extrême facilité est presque toujours le signe caractéristique de la médiocrité. C’est évidemment au travail qu’il devait d’être un des écrivains de nos jours qui ont su renfermer le plus d’idées dans une page, et rendre avec la plus admirable précision les nuances les plus délicates d’une idée. Même après ce travail obstiné de la forme, il n’était pas encore tranquille, et avant de produire son œuvre devant le public, il éprouvait le besoin de la communiquer à ses amis, pour recevoir leurs avis, et non pour s’attirer leurs éloges; ce n’est pas qu’il fût enclin à changer facilement d’opinion sur le fond des choses, mais il tenait à savoir s’il avait bien rendu son opinion. Si on le critiquait, il se défendait avec ardeur, se tourmentait beaucoup; rentré chez lui, il