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pas de consolation ici-bas, nous osons à peine ajouter que ce bien, il ne le faisait pas tout seul, qu’il était dignement secondé par la noble compagne de sa vie, parcelle qui depuis vingt-cinq ans partageait tous ses sentimens, toutes ses pensées, qui ne vivait que pour lui, et que sa mort laisse dans un vide affreux, car la Providence leur avait refusé des enfans, la grande joie du mariage. Cette circonstance, qui chez les âmes vulgaires relâche quelquefois le lien conjugal, n’avait fait ici que le resserrer plus étroitement. Jamais deux âmes d’élite ne furent plus intimement confondues. Libres par leur fortune de venir chercher à Paris toutes les distractions mondaines, on les voyait préférer, après vingt-cinq ans de mariage, la solitude et souvent le tête-à-tête de la campagne, même pendant l’hiver, occupés tous deux soit à embellir encore le charmant séjour qu’ils habitaient et qu’ils avaient déjà tant embelli, en fournissant ainsi du travail aux pauvres, soit à secourir les pauvres incapables de travail, soit à surveiller les écoles du village. Tandis qu’il se partageait entre les soins agricoles, les affaires de la commune et ses travaux littéraires, Alexis de Tocqueville trouvait dans sa compagne une constante préoccupation à éloigner de lui toute cause de malaise ou de trouble physique, moral ou Intellectuel. On peut affirmer que si, avec sa constitution frêle et nerveuse, avec cette âme ardente qui souvent la mettait en péril. Il a vécu jusqu’à cinquante-trois ans, c’est en grande partie à la sollicitude incessante en même temps qu’à la fortifiante sérénité de sa digne femme qu’il le doit.

On a dit souvent que la mort est la grande épreuve des caractères; mais Il y en a une autre qui n’est pas sans Importance pour l’appréciation d’un caractère, c’est celle du mariage. Tout homme, si distingué qu’il soit d’ailleurs, qui s’engage dans ce lien indissoluble et sacré sous l’influence d’un calcul de fortune ou d’ambition est un homme dont le moral est Incomplet, et en qui la fierté du caractère et la délicatesse du cœur sont faiblement développées. Le mariage d’Alexis de Tocqueville était en parfaite harmonie avec toutes ses nobles qualités; Il avait épousé jeune par suite d’un attachement profond, éprouvé par le temps et les obstacles, une jeune personne sans fortune, et il avait fait en définitive le meilleur des calculs, car il a dû à cette union vingt-cinq ans de ce bonheur intime du foyer où l’homme puise des forces pour braver les agitations de la vie publique et en même temps résister à ses séductions. Si Alexis de Tocqueville avait eu besoin d’être fortifié dans ses principes, il l’eût été par la noble compagne qu’il s’était choisie: il avait rencontré une âme qui, avec plus de calme, était de même trempe que la sienne, très ferme dans les grandes épreuves de l’existence,