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qui ne choquait personne dans la commune, tenait néanmoins beaucoup de place, et il suffisait qu’il put inspirer à quelqu’un l’idée qu’il était gênant pour qu’Alexis de Tocqueville prît la résolution de le faire enlever. D’un autre côté, comme il ne voulait pas avoir l’air de le supprimer par une mesure spéciale dont les gens du village auraient pu se demander la cause, et où ils auraient pu voir soit une faiblesse, soit un calcul de popularité, il attendit patiemment qu’une réparation générale se fît dans l’église, et un beau jour, à la suite de cette réparation générale, on vit le banc seigneurial supprimé et remplacé par un banc beaucoup plus modeste, placé à la lisière du chœur, tout à côté et sur la même ligne que le banc du maire et du conseil municipal.

C’est en combinant ainsi le dévouement le plus actif à ses concitoyens avec le respect scrupuleux de la dignité des plus humbles et une connaissance exacte de l’esprit des hommes de son temps, qu’Alexis de Tocqueville avait su se créer dans son canton, sous l’empire du principe électif, une puissance plus grande que celle dont aucun de ses ancêtres avait jamais joui sous le régime de l’hérédité des fonctions et du privilège. La popularité dont il était l’objet prenait quelquefois des formes que l’esprit normand rendait piquantes. Ainsi il aimait à raconter qu’en 1848, lors de la première application du suffrage universel, il était venu à pied voter à Saint-Pierre-Église, chef-lieu du canton, avec le maire, le curé et tous les électeurs de Tocqueville et des environs. Il était très fatigué, et, appuyé contre un des piliers de la halle de Saint-Pierre, il se plaignait de sa lassitude à ses compagnons de route groupés autour de lui, lorsqu’un vieux paysan du canton qu’il ne connaissait pas s’approche et lui dit avec l’accent du terroir : «Ça m’étonne bien, monsieur de Tocqueville, que vous soyez fatigué, car nous vous avons tous porté dans notre poche. » Tous en effet sans exception portaient dans leur poche le bulletin contenant son nom.

Quelquefois aussi le sentiment affectueux dont il était l’objet s’exprimait avec une nuance de fatuité populaire qui ne lui était point désagréable. Ainsi nous le faisions rire un jour en lui racontant qu’un voiturier qui nous avait conduit à Tocqueville nous disait : « M. de Tocqueville est très aimé du peuple, mais aussi il s’en montre bien reconnaissant. » Le voiturier renversait peut-être un peu les rôles, mais il n’importait guère de quel côté devait être la reconnaissance, pourvu que des deux côtés l’attachement fut sincère et profond.

Nous venons de parler de tout le bien qu’Alexis de Tocqueville faisait autour de lui. Hélas! nous osons à peine ajouter, tant nous craignons de toucher à une de ces douleurs pour lesquelles il n’y a