Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/419

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas se défier beaucoup de son aptitude à vivre sous un gouvernement républicain; cependant la France tout entière semblait vouloir cette expérience. Il s’y consacra loyalement, sans arrière-pensée, travaillant de son mieux à écarter ce qui devait l’empêcher de réussir; mais le vent révolutionnaire qui soufflait alors sur les esprits était plus fort que lui : il ne put empêcher cette vicieuse organisation des rapports du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif qui créait entre eux un antagonisme forcé et insoluble, dont le résultat, en se combinant avec les folies démagogiques, devait bientôt dégoûter le pays, non-seulement de la république, mais même de la liberté.

Après le vote qui appela le prince Louis-Napoléon à la présidence du nouveau gouvernement, Alexis de Tocqueville, dégagé de tout parti-pris monarchique ou dynastique, préoccupé avant tout de ce qui avait été la pensée de toute sa vie, de maintenir dans son pays des institutions libres, consentit à accepter une place dans le premier ministère formé par le chef de l’état. Il espérait que sous l’influence du sentiment des dangers et des maux d’une solution violente, qui devait peser également sur tous les bons esprits, un accord sincère pourrait s’établir entre le président et la majorité de l’assemblée législative, pour sortir régulièrement et pacifiquement de l’impasse où l’on se trouvait : améliorer d’abord et ensuite prolonger la situation sans engager l’avenir. Cette espérance, que les habiles dogmatiseurs après coup du fait accompli peuvent qualifier de chimérique, ne dura pas longtemps; mais ce qui prouve que la clairvoyance habituelle d’Alexis de Tocqueville ne l’abandonnait point, c’est que du jour où cette espérance ne fut plus la sienne, il ne partagea plus aucune des illusions dont se berçaient alors les différens partis qui divisaient l’assemblée. Nous avons sous les yeux une lettre écrite par lui à un de ses plus intimes amis le 26 octobre 1849, quelques jours avant le renvoi du ministère dont il faisait partie. Dans cette lettre, où il signale les torts de chacun et regrette que les chefs de la majorité de l’assemblée n’aient pas voulu accepter les nécessités de la situation, en soutenant plus énergiquement et plus constamment un ministère de conciliation et de légalité, Alexis de Tocqueville ne craint pas d’annoncer de la façon la plus précise l’événement qui devait arriver deux ans plus tard, et ne paraît pas douter du succès. Il va sans dire que cette conviction où il était du sort qui attendait l’assemblée ne le rendit que plus résolu à ne point se séparer d’elle : il appuya toutes les propositions qui avaient pour but de la défendre, et s’associa à tous les actes de résistance légale qui suivirent sa dissolution.

Rentré dans la vie privée et consacrant les loisirs que lui faisait